Annie Mignard  écrivain

Franck EVRARD


               Lecture du Père lourd

                        d'Annie Mignard





Sous le pseudonyme d'Arnaud F. Van Dracker, l’article de Franck Evrard  “Lecture du Père lourd, d’Annie Mignard” est paru dans Contre-Vox, revue de littératures, n° 4 spécial sur la nouvelle, HB éditions 1997, pp. 129-130.


Franck Evrard enseigne à l'université Paris 7 Denis-Diderot. Il est l'auteur de plusieurs essais, dont La Nouvelle (Seuil 1997).

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La nouvelle d’Annie Mignard évacue toute tension narrative. L’événement (l’accident) ou l’action (le “suicide collectif”) a déjà eu lieu: la succession d’actions humaines (les actes chirurgicaux, les transferts) qui racontent l’histoire de ratages et d’une guérison impossible contraste avec la progression de l’inertie de la jeune femme.

    L’actant humain disparaît réduit à un pronom personnel (“elle”), décrit non plus de façon globale mais partielle et fragmentée (le haut, le bas, la tête, la cervelle, les jambes), réifié (“cassée”, “ça”) et même animalisé.

    Le flash-back narratif n’est en fait qu’un sommaire, un résumé laconique de quatre années, un pseudo-récit marqué par l’absence d’événements en dépit du système passé simple/imparfait. Le Père lourd est un récit répétitif: plusieurs discours évoquent un seul et même événement, qu’il s’agisse de la reprise obsédante de la même histoire par un personnage ou des récits contradictoires de plusieurs personnes sur le même fait. Cette temporalité répétitive déjoue la linéarité du récit. Les nouvelles modernes de Cortazar ou de Robbe-Grillet exploitent cette capacité de répétition du récit. (...)

De faible dimension, Le Père lourd laisse entrevoir sa structure répétitive. Le sens se construit moins à partir d’une progression dynamique du récit que par la résonance des champs sémantiques et lexicaux, les réseaux d’images (la “forme” sous les draps, le regard brillant, la comparaison avec le chien) ou sur un plan rhétorique par l’anaphore (“quatre ans”). L’élément répété permet de relier le passé et le présent sans expliciter les rapports tout en modulant le sens. Si l’ordre spatial proche du pôle poétique l’emporte sur l’ordre temporel qui caractérise le pôle narratif, c’est aussi parce que dans la nouvelle, le personnage féminin est enfermé et “figé” dans un temps immuable. (...)

Le Père lourd s’achève par une fin suspensive qui refuse de conclure afin de maintenir la crise conflictuelle (le désir de mourir et la mort refusée). Cette fin répond au début ouvert qui, par un dialogue, installe in medias res au coeur de l’action. La clausule (“Jamais je ne pourrais tuer ma fille!”), une antiphrase ironique au regard du récit, immobilise l’instant sans apporter de réponse.

    L’exploration de la limite, de la frontière (vie/mort, corps/esprit), le divorce existentiel entre le moi et le monde, l’écart entre la vacuité ou le mensonge des discours scientifiques, éthiques, humanistes et la singularité d’une parole trop humaine, expliquent sans doute la fin délibérément ouverte. La subtilité du texte est de jouer de la tension entre d’un côté, l’esthétique d’un genre qui est tendu vers la fin, aimanté par la chute à venir, et de l’autre, un sujet qui est justement celui de la mort impossible.


     © Franck EVRARD

étude sur mon travail

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