Annie Mignard  écrivain

Le Boucher Tusco, nouvelle de 14.000 signes, est parue en prépublication dans Le Monde en mai 1986. Rééditée dans l’anthologie 40 Nouvelles (V), éditions le Monde 1986. Édition revue et corrigée dans le recueil 7 Histoires d’amour, éd. Ramsay, collection “Mots” 1987; lequel recueil a été réédité chez HB éditions 1996. Elle a été rééditée en gros caractères dans le recueil Le Pré Callot, éd. Encre bleue 1997.

Le Boucher Tusco” a également été publié en “français langue étrangère” dans l’anthologie Fictions, composée par Alain André, Hatier Publishing, États-Unis 1988; dans Nouvelles françaises contemporaines, FLE pour anglophones, éd. Le Livre de poche, coll. “Lire en français” 1990; dans Images 3, textes et Exercices, FLE, éd. Gyldendal, Norvège 1999. Et sur Internet, par l’Université Davis, Californie, Etats-Unis.

                                                                                  

Sur “Le Boucher Tusco”, voir, dans la partie Sur mon travail, l’article d’Alistair Rolls: Une Lecture visuelle du Boucher Tusco d’Annie Mignard: la nouvelle comme toile”, ainsi que “Écrire, c’est peinture et musiqueet Forme rendue nécessaire par l’histoire”.

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Annie MIGNARD


      Le boucher Tusco

       nouvelle



Le peintre Sullivan arriva à Calvisio au printemps. La lumière était belle. Il n’y avait pas âme qui vive sur les collines, juste un aboiement de chien qui montait du village. Sullivan met sa voiture à l’abri du soleil sous l’ombre de l’olivier, ouvre la maison comme lui a indiqué Rieti son galeriste, rentre ses sacs dans l’atelier et tout de suite se met à peindre. Depuis tant de mois il n’y arrivait pas.


Les collines sont massives et fortes. Elles sont vertes jusqu’en haut. Sullivan peint. Il est si ému de peindre à nouveau qu’il doit s’arrêter par moments. La joie le fait trembler, c’est comme s’il renaissait. Il voit qu’il pose la lumière sur la toile. Il se dit: “J’ai traîné mon corps par tant de pays. Je suis fatigué. J’ai peint tant de tableaux, j’ai connu tant de gens. Pourquoi ne pas rester ici?”


Sullivan travaille jusque dans l’après-midi. Alors il a faim. Il descend la route du torrent. Il n’y a qu’un pont à Calvisio, et le torrent qui traverse le village est plein d’ombre. Après le pont, Sullivan fait ses courses. Sur une placette en triangle, il entre dans le bureau de tabac. La boutique est silencieuse, et dans la pénombre d’abord il ne distingue rien. Puis il y a un mouvement. Il voit une belle femme aux cheveux noirs, qui tourne la tête vers lui. Il est si heureux qu’il voudrait mourir. Il demande des cigarettes, des allumettes, puis des timbres, et des enveloppes. Avant qu’il ressorte, ils sont amoureux. Livia est le nom de cette femme. C’est la femme du boucher Tusco.



       *



Livia aime, et se met à songer. Elle sent ses passions violentes. Elle sait qu’elles dépendent d’elle. De sa place, elle voit la boucherie de Tusco, qui est près du pont de l’autre côté de la rue. Tusco est jaloux, et Livia fidèle. Elle est née à Calvisio et n’a jamais quitté le pays. Elle connaît Tusco. Elle pense à Sullivan. Le jour elle pense à lui, la nuit elle en rêve. Tout le printemps elle songe.


Ils sont tenus par le cœur. Ils ne peuvent rien faire à ça. Quand ils se voient, ils changent de couleur. Ils ne savent pas quoi dire. Livia tremble, elle veut, elle n’ose pas. Elle va pour parler, son cœur bat, elle sent son trouble sur son visage, elle pense qu’il se remarque et détourne la tête. Elle est heureuse pour des heures. Elle songe tout le printemps.


Sullivan doit repartir mais il ne part pas. Il a le cœur serré, ce n’est pas possible qu’il parte. Calvisio est l’arrière-pays de la mer. L’été, des touristes arrivent. Le jour, ils descendent à Laënas Ligure où sont les plages, le soir ils remontent. Sullivan reste peindre sur la colline, dans la maison de Rieti son galeriste. Il songe à Livia. Il lui parle tandis qu’il peint, il dit son nom. La lumière est vive et belle. Il pense: “Que j’aimerais broyer ces roches et faire mes couleurs moi-même.” La roche est rouge et jaune, et brille sous le soleil. Sullivan s’étend sur la colline de tout son long et pose sa joue contre la terre.


Sullivan est couché sur la pente chaude de la colline. Il a son ventre contre la terre et songe à Livia. Il gémit. Il se dit: “J’ai traîné mon corps par tant de pays. J’ai connu tant de gens pour les oublier et j’ai failli ne plus peindre. Je veux rester ici.”


Livia est la femme de Tusco et le soir elle couche dans son lit. Elle se tait. Elle songe, et Tusco fait ses comptes. Il dit: “Tous les autres sont repartis, pourquoi celui-là ne s’en va pas? Qu’est-ce qu’il trouve à Calvisio? Qu’est-ce qu’il nous veut?” Livia sent qu’elle rougit et détourne la tête. Elle répond: “Je ne sais pas.”


Le lendemain, Sullivan descend la route du torrent. Il passe le pont. Sur la placette en triangle, il entre dans le bureau de tabac. Il va vers Livia. Elle dit: “Tusco vous déteste.” C’est comme une eau quand il la touche, un ruissellement qui le baigne. Il lui touche la main, il lui parle. Ils doivent se retrouver.


Ils se retrouvent loin dans les collines, près d’une cascade qui tombe d’une roche grise. Livia est robuste, elle est belle. Il dénoue ses cheveux. Elle pose ses mains sur la peau de Sullivan. Ils brûlent et l’eau les rafraîchit. Ils ont le plaisir et l’amour.



       *



C’est une journée ensoleillée et la lumière est vive sur les collines. Sullivan descend à Calvisio parler au boucher Tusco. Il veut lui dire: “J’aime Livia.” Il suit le torrent jusqu’au village, passe le pont et arrête sa voiture sous l’ombre des pins. Puis il entre dans la boucherie. Du tabac, sur la placette en triangle, Livia l’a aperçu. Elle craint ce qui va se passer. Elle ferme sa porte à clef et traverse en toute hâte.


Sullivan est entré dans la boucherie, et sent l’odeur douce du sang des viandes. Dehors, sur la route, le soleil se réverbère. Le boucher Tusco est seul; son commis n’est pas là. Tusco est grand et fort. Son cou est large, ses cheveux noirs bouclent court sur son front. Il a remonté ses manches bleues sur ses bras, et son tablier blanc tombe jusqu’au sol. Des deux mains, il manie la viande et le couteau sur l’étal de bois.


Quand il voit entrer Sullivan, Tusco le regarde de côté. Il n’a pas le temps de prononcer une parole que Sullivan lui dit: “J’aime Livia.” Tusco saisit sur l’étal son couperet, qui est lourd et tranchant, et le lève au-dessus de sa tête. Le boucher Tusco crie: “N’approche pas. Va-t-en. Je te hais. Quitte le pays ou je  vais te tuer.” Le cœur de Livia saute de frayeur. Elle entre dans la boucherie.


Tusco tient son couperet levé, il crie: “Je ne t’ai rien demandé. Je ne te connais pas. Tu es venu ici, et tu veux emmener Livia. Tu ne l’auras pas. Va-t-en ou je te tue!” Quand il entend ces mots, Sullivan se met à le tutoyer aussi: “Tu crois que je le fais exprès? Voilà des mois que je me torture à savoir si j’ai raison ou si j’ai tort. Je ne peux rien y faire! Je ne peux pas faire autrement!”


Le boucher Tusco éclate de rire. Il abat son couperet, il donne un grand coup sur l’étal, dont le chêne se fend. “Attends”, dit-il, “tu vas voir, tu vas voir.” Il tire des deux mains sur son couperet pris dans le chêne. Quand elle le voit, Livia a le cœur serré de peur et de pitié. Elle avance jusqu’à l’étal, et dépose les trois clefs de la maison. Elle lui laisse la maison. C’est tout ce qu’elle peut faire pour lui. Elle dit: “Je m’en vais, Tusco.”



       *



Comme il voit la voiture noire avec dedans Livia et Sullivan repasser le pont, le boucher Tusco tombe évanoui.

Revenu à lui, il se lamente. Il geint comme un agneau. Il brame comme un enragé. Le boucher Tusco est fou de colère et de douleur. Son couteau à désosser est en acier souple, long et fin. C’est son couteau préféré, il l’aiguise cent fois par jour. Il va le poser dans sa voiture, sur le siège à côté de lui. Il prend aussi son coutelas, arrache son couperet fiché dans le bois de l’étal, et les jette sur le siège, avec son couteau à détailler.


Le boucher Tusco est fou de colère. La douleur lui serre la poitrine. Sa tête lui fait mal à éclater. Il traverse le pont et monte à cent à l’heure la route du torrent qui mène aux collines. Il ne sait pas où se trouve la maison de Sullivan. Il y en a, des maisons isolées sur les pentes. Il cherche des yeux la voiture noire. Mais il est resté évanoui trop longtemps, elle a disparu. Il ne la rattrapera pas. La route bout de soleil, et Tusco ne voit âme qui vive parmi les collines. A l’embranchement, il vire tout d’un coup, rebrousse chemin et redescend aussi vite jusqu’au village. Les villageois ont vu ce qui s’est passé. Ils savent que Tusco est violent. S’il trouve Sullivan, il le saigne comme un cochon. Ils disent entre eux: “Il va arriver un malheur.”



       *



Livia est avec Sullivan dans la maison de Rieti le galeriste. Ils ne pensent pas que Tusco les cherche. Livia a laissé la maison, elle est partie et ne reviendra plus. Et tous le savent. La fureur de Tusco ne veut pas se calmer. C’est une fureur terrible. Il parcourt le village avec ses couteaux de boucher à côté de lui. Il freine dans la poussière devant chacun qu’il voit. Il est en sueur et ses yeux sont rouges. Il tape sur sa portière. Il s’écrie: “Je veux saigner ce cochon de peintre anglais! Où est sa maison? Où est-il?”


Le boucher Tusco montre ses couteaux à côté de lui. L’épicière Asconia, Faënio le café qui joue aux dés avec Lucio, Salviati accoudé au pont, la vieille Antonia, les voisines Betta et Serena qui parlent ensemble, et même Orlando le balayeur, qui a le visage tordu et qui aime bien voir un peu de spectacle, tous répondent: “Je ne sais pas.” Salviati se détourne et regarde l’ombre au fond du torrent. Faënio s’approche: “Sors de ta voiture et pose tes couteaux. Viens avec nous, Tusco.”


Tusco est déjà reparti. Il descend à toute vitesse au garage de Sosibio sur la route de Laënas Ligure. Sosibio sort de l’ombre fraîche au soleil en essuyant le cambouis sur ses bras. “Tu sais toi où est la maison du cochon d’Anglais!” crie Tusco. “Tu lui as monté sa voiture une fois!” Sosibio sent Tusco mauvais, il répond: “Qu’est-ce que tu lui veux? - Rien”, grogne Tusco. Il le saisit rudement: “Tu me dis où il est?” Ils roulent par terre et se battent avec acharnement. Tusco est fort comme un taureau, mais Sosibio nerveux. Il ne laisse personne le battre chez lui. “Va-t-en”, dit Sosibio, “tu me fais peur avec tes couteaux.”


Le jour baisse. Tusco a arrêté sa voiture devant sa boucherie et ne bouge pas. Il a peur de ses couteaux, sur le siège à côté de lui. Il n’a plus envie d’eux. Il ne veut plus les voir. Voici qu’Aldo le restaurateur sort de sa maison, tout près, et découvre Tusco, tête basse, dans sa voiture. Ils se connaissent depuis l’école. Aldo aperçoit les lames qui brillent sur le siège avant. Il regarde Tusco au visage. Tusco est blême et tremble. Aldo s’exclame: “Mais que fais-tu?” Il le conduit dans sa maison et le fait asseoir. Tusco se met à pleurer. Il dit: “Cet homme est mon pire ennemi. Je ne le connais pas. Je ne lui ai rien demandé. Il arrive dans le pays, et il m’emmène Livia. Je le hais de toutes mes forces et si je le vois, je le tue.” Aldo répond: “Tu as tout le temps si tu veux le tuer.”



       *



Tusco n’a plus jamais revu Livia ni Sullivan. De sa boucherie il n’aperçoit jamais la voiture noire. C’est comme s’ils étaient morts. Ou comme si cette histoire n’avait jamais existé. Livia vit toujours dans la maison sur la colline avec Sullivan. Le matin, Sullivan descend au bord de la mer acheter ses journaux anglais à la gare de Laënas Ligure. Il ne prend plus jamais la route du torrent qui franchit le pont et passe devant le boucher Tusco. Tous les matins, il fait un détour de trente kilomètres par la route des collines. Livia descend au village en voiture. Mais si elle traverse le pont, elle oblique par les chemins qui longent le torrent, derrière les maisons où est la boucherie, et rejoignent la route plus bas. Et quand le soir tombe et qu’on n’y voit plus, à partir de chien et loup, du côté du pont, qui peut distinguer une voiture noire qui passe, dans le noir de la nuit?


              © Annie MIGNARD







 

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