Annie Mignard  écrivain

Histoire contemporaine

Annie MIGNARD




  J’ai fait le premier groupe de femmes...



J’ai fait le premier groupe de femmes” est ma réponse à la demande des Lettres françaises, qui ont sorti un numéro spécial au Salon du livre de Paris 1992, pour le bicentenaire de la Déclaration des droits de la femme rédigée par Olympe de Gouges.


Ce numéro spécial des Lettres françaises, intitulé “Où est passé le féminisme?”, consistait en une enquête auprès d’écrivains femmes, avec cette question lourde:

                         “Quelle signification revêt, pour vous, le féminisme aujourd’hui?


Sur ce sujet, voir au passage François Dosse, “Gilles Deleuze et Félix Guattari: biographie croisée”, éd. La Découverte 2007, p. 108

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    J’ai fait le premier groupe de femmes dont j’aie jamais eu connaissance en France, trois ans avant 68 et les débuts du mouvement féministe. Je militais alors à l’extrême-gauche, à l’UEC: Union des étudiants communistes, oppositionnelle au Parti communiste, lequel représentait alors la principale force et référence politique à gauche. Comme d’autres militants de l’UEC, j’allais souvent à la clinique psychiatrique de La Borde, à Cour-Cheverny. Elle occupait un petit château abandonnique et accueillant dans les forêts du Loir-et-Cher.


                           La clinique de La Borde


    La Borde était tenue par des psychiatres et psychanalystes lacaniens, dont Félix Guattari. Ils pratiquaient la psychothérapie institutionnelle, selon le fort mouvement d’ouverture psychiatrique d’alors. “Psychothérapie institutionnelle” signifie que pour soigner les fous qui vivaient librement à La Borde, en plus des rapports classiques  médecins-malades, on analysait en réunion tout ce qui se passait “transversalement” dans la vie de l’institution: on croise les malades, on mange avec eux, on échange un mot - les détails qui sont toujours négligés. “Transversalité” qui implique que tout le monde, légitimement, a quelque chose à dire et parle.

    Venir à La Borde, fréquenter des fous, ouvrait et remuait l’esprit des militants étudiants que nous étions. Certains étaient moniteurs et s’occupaient directement des pensionnaires. On mêlait psychanalyse et politique. On se frottait à d’autres novateurs dans d’autres domaines. Félix Guattari était plus âgé que nous étudiants, riche, psychanalyste, politique. Il était même marié, c’est dire. Il soutenait cette nébuleuse de groupes informels qu’on avait intitulée la FGERI, Fédération des groupes d’études et de recherches institutionnelles. Il y avait une quinzaine de groupes informels, d’éducateurs thérapeutiques avec Fernand Deligny, d’architectes avec Jacques Depussé, d’instituteurs avec Fernand Oury, de sociologues, de médecins et infirmiers psychiatriques, de pédagogues, d’urbanistes, de cinéastes, d’étudiants, etc. Ils avaient le même désir d’analyser, comparer et ouvrir ce qu’ils faisaient.


        Des filles que je sentais comme moi décentrées d’elles-mêmes


    C’était l’heure du café, un pont de Pentecôte à La Borde. Nous étions attablés à une trentaine dans un coin du parc, sous les arbres centenaires, copains étudiants de l’UEC, internes en psychiatrie, éducateurs, gens de La Borde.

    Il faisait beau et chaud, trois journées de vacances devant nous. Nous parlions de tout et de rien paresseusement devant nos cafés, autour de la longue table en bois. Et sous la paresse de nos paroles, je sentais tout ce qui remuait depuis si longtemps entre nous sans être dit, et ces filles, ces femmes que je sentais comme moi décentrées d’elles-mêmes. Je le sentais tellement que quand il y a eu encore un silence, j’ai dit:

    - Si on faisait un groupe de femmes?


                    “Si on faisait un groupe de femmes?”


    Je n’ai jamais vu une parole prendre aussi instantanément, comme un réactif qu’on plonge dans une solution chimique. On aurait dit qu’elles n’attendaient que ça. Immédiate énergie, synergie, pensée et production d’articles, qu’on a publiés dans la revue Recherches de la FGERI que Félix Guattari éditait sur sa fortune de famille. Des hommes participaient à nos travaux. On était le groupe d’études et de recherches institutionnelles sur la condition féminine, GERICF pour la revue Recherches. Dans l’élan, j’avais écrit mon premier article. Mes copains me fixaient d’un air sévère. “Ce n’est pas marxiste”, disaient-ils. Un médecin de la Borde faisait courir le bruit:

    - C’est le jules de Mignard qui a écrit son texte, vous savez.

    Ca a remué tout, et levé une violence extrême des garçons - et de quelques filles - extérieurs au groupe. Les moins terroristes nous prenaient à la dérision et nous ont aussitôt collé le sobriquet Groboféga (Groupe des bonnes femmes de gauche).


                          Une poubelle à fantasmes


    Nous étions pour eux une poubelle à fantasmes. J’avais l’impression d’être une ordure dans un poubelle sur laquelle ils jetaient des pelletées d’autres ordures. Mes copains, mes frères (les mêmes qui venaient me demander en douce d’intégrer leur petite amie ou, pour Félix Guattari, sa femme que je ne connaissais pas, en disant, “ça lui ferait du bien”, et je répondais, “mais elle est libre, ta femme, le désir de venir doit venir d’elle, sinon ça ne lui fera aucun bien”), mes copains donc me disaient:

    - “Tu te fais lécher la minette.” 

    - “C’est la Guépéou.”

    Guattari disait:

    - “Mignard veut ma mort.”

    J’avais publié là mon premier texte. J’ai mis des années avant d’en réécrire un.


           Le féminisme, c’est un rapport à la vérité inconsciente


    Trois ans après, quand le mouvement féministe est né de 68, je suis allée voir, je n’ai pas participé. J’avais déjà vécu tout ça. Le rayonnement d’énergie, l’estime, une fierté de sexe, et puis le désir de groupe qui tourne, qui se cristallise, qui va, qui vient, la façon stupéfiante dont le désir de chacun est traversé et magnétisé par le désir du groupe, le pouvoir (de l’argent, du savoir supposé, c’est-à-dire le pouvoir qu’on accorde), la possession, la rivalité, l’image de soi - l’enjeu commun à toute réunion, tout ça, je l’avais vécu et traversé. Et nous avions pensé plus loin.

    Le féminisme pour moi, c’est ce type de rapport à la vérité inconsciente entre nous tous. C’est du dedans et ça remue et touche tout. Ce n’est pas une organisation à bannière qui sert de carapace, comme c’est souvent l’impression que me donnent aujourd’hui des raideurs, des mises en garde surgies en Amérique du Nord ou ici, et qui sont des mots morts. Je les vois de loin dans les journaux, ces raideurs, c’est vrai, avec le poids de poussière et de dérision du mot féminisme en 1992. Mais si on me demandait: “Êtes-vous féministe?”, je dirais: “Oui, bien sûr. Comment ne le serais-je pas? J’ai grandi en H.L.M., j’ai vu la vie de ma mère au foyer et des femmes au foyer alentour, j’ai connu le sort qui m’attendait, je l’ai changé avec mes soeurs. Je n’ai pas fini de me changer. Et je sais qu’à tout instant ce que j’ai gagné peut être annulé. Comment ne le serais-je pas?”


                                             © Annie MIGNARD