Annie Mignard  écrivain

Annie MIGNARD



  C’est l’inconscient qui travaille                 




C’est l’inconscient qui travaille” est un extrait, dans L’Aleph n° 5 (1991) de ma conférence-débat au séminaire d’Aleph, présentée par Alain André, sur le thème: “Qu’est-ce qu’écrire?”

Laquelle conférence est partiellement reproduite aussi dans “L’Art, la vie”, “Comment j’écris en pratique” et “Lumière”, accessibles dans cette partie “Sur mon travail”.

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Le roman que je viens de terminer après beaucoup d’années, et qui s’appelle Le Père, est l’histoire d’un amour filial par-delà la mort, et de la culpabilité qu’il y a dans l’amour filial; et c’est l’histoire de notre amour avec les morts, comment ils sont toujours là parmi nous et quels rapports nous avons avec eux. Ce livre dit que les morts nous aiment. C’est cela qu’il m’intéresse de montrer: ce sont les cordes qui sous-tendent le monde et qu’en général on ne voit pas. Nos rapports avec nos morts, qui sont le fondement de nos existences humaines, sont tabous. Vous m’avez demandé ce qu’était pour moi écrire, et j’ai dit que si je n’écrivais pas, je mourrais. Écrire est un acte de vie. Pendant assez longtemps, dans mon histoire personnelle, j’ai été dans le domaine de la mort, et je n’ai commencé à écrire qu’une fois que j’ai été dans le domaine de la vie.


          Ecrire est un acte de vie


On est dans le domaine de la vie. Même si on écrit des choses désespérées. La littérature, de toute façon, n’a que des sujets graves. Quand on est heureux, on n’écrit pas, on jouit de son bonheur, et la littérature est un peu comme la plainte de l’humanité. Même si c’est une plainte belle, joyeuse, comique, etc, il n’empêche que les sujets de la littérature sont des sujets graves. Mais c’est un acte de vie. On est dans le désir de vie, dans le fonctionnement de vie, et je sais que quand on écrit, on ne meurt pas.


       L’inconscient travaille derrière


Pendant les années où j’ai écrit Le Père, j’avais le sentiment que j’allais mourir pendant la nuit et que je ne me réveillerais pas le lendemain matin. Ca n’avait rien à voir avec ma santé, ça avait à voir avec le fait que le père, c’est celui dont on porte le nom et qu’on remplace sur la terre, que c’est donc déjà une immense culpabilité, et en plus, c'est une transgression de le dépasser, d’oser faire une œuvre, c'est comme si on le tuait deux fois.

Et ce sentiment inconscient de transgression se traduisait par cette certitude que j’allais mourir pendant la nuit. Cela ne me gênait pas de mourir, mais cela fait que depuis je colle mon testament partout. A certains moments, j’avais l’impression d’avoir, pendant des heures, des jours, un parapluie ouvert dans les côtes, une barre de fer en travers de la taille, des choses comme ça. Ces angoisses font que souvent je vais faire la sieste: pendant que ça travaille derrière, ça me fatigue. Quelquefois je me dis: “Je ferme les yeux cinq minutes”, et brusquement je trouve une idée, une solution vient. Alors je me relève et je continue.


        Le seul ennemi c’est soi-même


    J’ai vraiment le sentiment que c’est l’inconscient qui travaille, moi me chargeant de la technique et de l’écriture. L’inconscient travaille derrière et me travaille. C’est à ce niveau-là que c’est juste, puisque ce que je veux, c’est écrire les sentiments profonds qui meuvent les gens, qui ne sont pas vus ni reconnus en général, et qui sous-tendent notre destinée.

C’est lui, l’inconscient, qui a le premier rôle. De toute façon, on rencontre des difficultés énormes quand on écrit. Des difficultés  de création, des difficultés matérielles, des difficultés de reconnaissance c’est-à-dire d’être compris, entendu, et puis sans arrêt on entend dire des idioties qui vous rendent malade pour trois jours, mais tout cela, c’est le moindre mal. Ce que disent les gens n’a de nocivité que dans la mesure où cela correspond à la petite voix qu’on a intérieurement, aux incertitudes, au manque de confiance en soi. Quand on a confiance en soi, cela ne vous fait plus rien. Le seul adversaire, c’est soi-même. Le seul verrou, oui, le seul. Le seul ennemi qui puisse empêcher quelqu’un d’écrire, c’est soi-même; le seul obstacle, c’est soi.

C’est un ennemi d’une ruse, d’une férocité, d’une opiniâtreté effarantes. Mais c’est le seul.


       On est soi-même son propre guide

 

C’est pour cela que je change à mesure que je travaille, puisque c’est cela qui est en jeu, c’est cela l’adversaire que j’ai. De toute façon, écrire, personne ne vous l’apprend, personne ne vous guide, personne ne vous meut. On est soi-même son propre moteur, soi-même son propre professeur et déjà quand on a compris ça, on a fait un immense pas. On est à soi-même son propre guide, et sa propre lumière. Tout sort de soi, c’est trop vital et trop dur.


Écrire c’est transformer. C’est se transformer et transformer aussi de la matière. Cela fait neuf ans que j’écris, et pour résumer, pendant cinq ans, j’ai travaillé bêtement. J’ai fait beaucoup de recherches, j’ai essayé des choses. J’ai écrit mon premier roman, des nouvelles, puis je me suis attelée au Père... Le sujet, je vous le rappelle, était le rapport que nous avons avec les morts. C’est un sujet qui entraîne énormément de censures. D’abord toutes les censures qu’on peut imaginer de la part des lecteurs, “quoi? un sujet pareil?”, et puis celles qu’on prévoit de la part des critiques, “ça ne leur plaira pas, pourquoi tu fais ça...”, plus l’autocensure de transgression, on a ça sur le dos.


         Les quatre versions du Père


Donc la première version du Père (qui avait un autre titre, Le Père n’a été que le dernier titre), la première version c’était piou piou, un vagabondage de jeunes garçons sur un pré d’herbe verte; piou piou, on était tellement à la surface des choses qu’on ne voyait strictement rien.

Je l’ai jetée, je n'ai même pas gardé le manuscrit, de honte. Je me suis dit: “Tu as posé un problème, va au fond du problème.” Donc je suis allée au fond du problème et ça a été la deuxième version.

La deuxième version allait au fond mais elle était larmoyante, les violons enchantés des tziganes qui vous tirent la corde sensible, et ça n’allait pas non plus. Alors, deuxième version, dehors. Chaque version prenant deux ans et faisant grosso modo trois cents pages.

Troisième version, je me suis dit: “Arrête de larmoyer, prends les choses de façon vitale et vivante.” La troisième version avait de l’énergie et de la vigueur, mais elle  était pleine de boursouflures, une hernie à droite, une hernie à gauche, on ne savait pas quel était le sujet: on s’attachait à un personnage, la grand-mère par exemple; puis, hop, on se demandait si c’était finalement l’autre, le narrateur, le personnage principal; et puis non, c’était la grand-mère. On aurait cru que deux romanciers ivres avaient écrit parallèlement deux histoires, et qu’ils avaient mélangé les feuilles.


          Se forger ses instruments


Je me suis arrêtée de remuer cette masse de roman, d’autant que j’ai du courage mais quand même passer des années sans voir de résultat sur un énorme travail, savoir son impuissance... En plus je n’avais aucune confiance en moi. Je n’ai pas besoin de confiance pour faire les choses, mais au bout de cinq ans j'ai fini par me dire: “J’ai besoin d’apprendre de la technique.” Ce mot n’était jamais entré dans mon cerveau, à propos de l’écriture. Je pensais jusqu’alors comme on pense d’habitude, technique, bèh, égale tâcheron, aucun talent, aucun art.

J’avais la chance de sortir d’un chagrin d’amour, je dis la chance du point de vue de mon travail. J’ai écrit 7 Histoires d’amour, et j’ai fait pendant un an ces nouvelles comme des exercices de structure. Puisque je voyais que c’était la structure qui pêchait chez moi. Et de nouvelle en nouvelle, je voyais les objets que j’avais faits, je les avais sous les yeux. Ce qui m’a beaucoup calmé l’âme. Et ça m’a appris à résumer un roman, à résoudre des problèmes de structure c'est-à-dire de sujet. J’ai vu mes erreurs, et ça c’est un bonheur fabuleux de voir ses erreurs. C’est un bonheur esthétique et moral à la fois, le bonheur prométhéen de comprendre.

Du coup, j’ai pu abandonner la troisième version du Père et  commencer la quatrième. Sortir le bébé, non plus par le siège, ni par la tête, ni par les pieds, mais par le cœur. A partir de ce moment, j’ai commencé à travailler un peu intelligemment. J’avais le sentiment d’être Robinson sur son île. Il se dit: “Je voudrais construire une maison.” Il ploie deux palmiers l'un vers l'autre et il les noue par les palmes; les deux palmiers, évidemment, se redressent. Alors il ploie deux buissons d’épines l'un vers l'autre, il les noue avec des brins d’herbe... et hop, ça repart de la même façon. Il finit par se dire: “Il faudrait que je me forge mes instruments, quelque chose qui ressemble à un clou, à un marteau, quelque chose qui ressemble à une scie.” Et il commence par se faire un clou, un marteau, et une scie.

C’est ce que j’ai fait. Je me suis rendu compte que je devais trouver ma méthode de travail, qui ne peut pas être celle des autres, qui est la mienne et correspond à mon caractère, à ma vie, à mon expérience, à ce que je fais. Mes instruments, ce sont mes façons de faire, mon oeil, mon oreille, ma manière de sentir, mon toucher de la langue, ma main, mes techniques, mon travail sur moi.


        © Annie MIGNARD


sur mon travail

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