Annie Mignard  écrivain

dossier de presse de “7 Histoires d’amour”

conférence-débat



Annie MIGNARD


            L’Art, la vie




L’Aleph n° 5, 5/1991

Extrait de ma conférence-débat, modérateur Alain André, à un séminaire d’Aleph du dimanche 9 décembre 1990.

Alain André m’avait demandé, tout simplement: “Qu’est-ce qu’écrire?”

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    (...) Si j’avais à résumer, écrire, c’est opérer une transformation. D’abord c’est transformer cette réalité, moi, ma matière.


                          Ecrire, c’est transformer


    S’il n’y a pas transformation, il n’y a pas écriture, il n’y a pas art. Cette transformation signifie d’abord un travail sur moi, qui est concomitant et aussi important que le travail sur la matière. Ca, c’est à cause de genre de choses que j’écris. J’écrirais d’autres types de fiction, je n’aurais peut-être pas à travailler sur moi, je serais calme comme Ponce Pilate, je me laverais les mains de tout... Mais je ne peux pas, il me semble que je ne progresse dans mon travail que dans la mesure où je progresse aussi, où je me suis changée, où je me suis mâchée, avalée, digérée, changée, comprise.


                             Le don des langues


     De temps en temps arrivent des ouvertures extraordinaires. Je comprends, par exemple, pourquoi je n’ai jamais eu le don des langues. C’est en écrivant une nouvelle de 7 Histoires d’amour, celle qui s’appelle Jour de juin: c’est une journée où une vieille dame découvre son mari mort dans son lit le matin.

Dans ce que j’ai raconté là, il s’agissait en fait de moi et de mon grand-père. Mon grand-père est mort quand j’avais dix-neuf ans. L’événement a été capital pour moi, un pivot de ma vie.

Et cette vieille femme qui se tue à la fin de la journée, qui se tue à côté de son mari mort, c’était moi que je faisais mourir à côté de mon grand-père.


                            Le père et la langue


    Je me suis rendu compte à ce moment-là que si je n’avais jamais pu apprendre l’allemand, c’était que mon père, qui ne parlait que pour me dire: “Est-ce que tu as rangé ta chambre?”, “Est-ce que tu as fait tes devoirs?”, était comme un manchot, un estropié de l’expression. Ce qui est gravissime, mais très fréquent.

    J’avais toujours pensé, ainsi que ma soeur, qu’il ne nous aimait pas. Il ne nous l’avait jamais dit. Et quelquefois, quand il nous disait: “Tu as rangé ta chambre? Tu as fait telle chose?”, il ajoutait:

    - “Feuchtène?” - ce qui s’écrit “Verstehen?” - ce qui veut dire en allemand: “Compris?

Comment allais-je “comprendre” quelque chose, alors que mon père, qui ne nous parlait pas et ne nous aimait pas, me disait: “Compris?” dans cette langue des envahisseurs? Je n’ai jamais “compris” cette langue-là. Je l’ai haïe pour ne pas haïr mon père. En fait, s’il disait “verstehen” ou “rauss” ou “schnell”, c’était parce qu’il était encore étonné d’avoir entendu une langue comme celle-là, tellement brutale et tellement barbare, au moment de l’occupation.


                                Jour de juin


Et quand, dans Jour de juin, j’ai fait mourir cette vieille dame à côté de son vieil époux, que moi, je me suis fait mourir à côté de mon grand-père, et qu’ainsi je me suis donné la mort facilement, sur le papier, et que j’ai payé la culpabilité que j’avais à remplacer mon grand-père et à remplacer mon père (ils étaient très très semblables), le jour même, j’ai eu envie d’acheter un dictionnaire d’allemand. Je me suis dit: “Je vais lire l’allemand”.

    J’avais essayé trois fois de lire l’allemand: quand j’avais fait de la philologie grecque, puis quand j’avais voulu lire les Gründisse, le seul texte de Marx pas encore traduit, puis quand j’avais voulu lire On bat un enfant de Freud dans le texte, parce qu’il n’était pas encore traduit en français. Chaque fois j’aurais vraiment voulu, je n’ai pas pu.


                    Le niveau inconscient du rapport à la langue         


    A partir du moment où je me suis fait mourir, où j’ai payé ma culpabilité que mon grand-père soit mort et moi vivante, mon don des langues s’est révélé comme chez tout le monde. C’est-à-dire que l’impossibilité à parler cette langue des maîtres que mon père parlait, cette langue de non-amour, cet allemand que mon père parlait, a disparu.

    J’ai raconté ça simplement pour indiquer le niveau inconscient où se passent ces choses-là, le niveau inconscient où s’accroche le don des langues, où s’accroche aussi bien d’ailleurs ce qui se passe quand on écrit.


                                                                                                        © Annie Mignard