Annie Mignard  écrivain

Annie MIGNARD



            Je bloque





J’ai publié “Je bloque” dans la revue Nouvelle Donne n° 26, novembre 2001. J'essayais de répondre à la question formulée par Pierre Fustec au nom de la Rédaction:

Le jugement moral que l’on porte sur un auteur doit-il influencer le jugement esthétique que l’on a en lisant ses oeuvres?                                                                      

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Quand j’étais petite, dans un groupuscule clandestin où je fricotais (activité éminemment morale), je m’étais plainte à un copain d’un autre que je jugeais trop peu de gauche dans sa vie pour notre action commune. Le copain, plus âgé et plus sage, m’avait répondu: “C’est pas pour se marier.”


C’est pas pour se marier non plus, lire. Mais on l’oublie, le talent a une force qui prime tout. Le talent fait tout avaler.

Il y a des domaines où, même s’il y a talent, je bloque. A vingt ans, un copain (communiste) riait aux éclats en lisant Céline, Bagatelles pour un massacre. J’ai mis le nez dans la page qu’il lisait, je n’ai pas pu. Un type qui traite les gens de youpins et de youtres, je n’ai pas pu. A la sortie de mon premier roman, La Vie sauve, des critiques bien intentionnés m’ont cataloguée “petite-fille de Céline et de Queneau” ou de “petite cousine de Céline”. Au lieu de dire merci, j’ai écrit à l'un d'eux une lettre d’engueulade indignée, en lui disant que Céline, je n’avais jamais pu le lire et que je prenais cette comparaison pour une injure. De Céline, il y a peu, j’ai lu une citation d’Entretiens avec le professeur Y sur la multiplication des livres sans qu’un sou revienne à l’auteur. Là, il était mon confrère auteur, juste, drôle. J’ai lu Entretiens. Oui, son style est émotif et efficace, mais réduit à un procédé, lassant dès qu’on dépasse quelques pages. Et je n’ai pas envie d’en lire davantage. Alors, avec Céline, oui pour ci, non pour ça.


Albert Cohen, c’est non pour tout. On m’a tant vanté Belle du Seigneur que j’ai lu la première interview rencontrée. C’était: “Vengeons-nous des goys en baisant leurs femmes” = leur bétail. Il faisait une description fétide de sa femme, pauvre bête, comme elle m’aime! Sa lourde misogynie méditerranéenne. Le Livre de ma mère, si vanté aussi et dont la quatrième de couverture est remplie de louanges d’hommes, est épouvantable de misogynie et de mépris, sous un voile de fleurs rhétoriques. Peut-être parce qu’il reproche à sa mère de l’avoir éduqué à être “obséquieux”, comme il le dit à la fin. Il a un très beau talent roublard, démagogique, rhétorique. Mais qu’il chante à d’autres.


Ce qui me touche est la morale dans l’esthétique, le geste, la façon de se mettre en face de son sujet, même s’il y a ruse envers le lecteur, et ce qui transparaît de son rapport au monde dans ce qu’on écrit. Knut Hamsun. Son dernier livre, Sur les sentiers où l’herbe repousse. Il l’écrit à 92 ans dans l’asile où on l’a enfermé, Nobel norvégien déchu pour avoir célébré Hitler le jour de sa mort. Ce livre a une grâce, une fraîcheur de senti, un tel naturel acquis depuis les procédés de ses premiers livres. Il attend le résultat de son procès, il est condamné. “Puisque c’est ça, j’arrête d’écrire.” On a envie de lui dire: “Mais n’arrête pas, idiot! Tu n’as jamais eu autant de talent!” Il a arrêté et il est mort. (Que peut faire un écrivain qui arrête sinon mourir?) L’amour de la vie, des gens, d’écrire, qu’il y a dans ce talent-là.


         © Annie MIGNARD

 

sur mon travail

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