Annie Mignard  écrivain

Critique littéraire

Annie MIGNARD




          Le Journal de Catherine Pozzi

         



J’ai écrit cet article, “Le Journal de Catherine Pozzi”, dans Le Journal littéraire n° 2 (décembre 1987-janvier 1988), lors de la parution du Journal 1913-1934 de Catherine Pozzi, édité par Claire Paulhan dans sa collection “Pour Mémoire” créée chez Ramsay, et repris aux Editions Claire Paulhan.                                      

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    Dans la littérature de notre siècle, Catherine Pozzi occupe une place à part. Elle connut une célébrité posthume immédiate avec la publication, en 1935, de six Poèmes, que l’on compara à ceux de Louise Labé; elle figure dans toutes les anthologies poétiques, dont celle de Gide; des générations de lecteurs fervents ont vu réincarné en elle le mythe romantique de la jeune femme aimée et morte, dont on garde au coeur le très pur lamento d’amour. Un mystère entourait Catherine Pozzi, le mystère qui naît d’une œuvre à la fois avouée et secrète, d’une grande perfection de forme et d’une brièveté de catastrophe. La Bibliothèque nationale conservait son Journal, que Catherine Pozzi tint de 1913 jusqu’à sa mort par tuberculose, en 1934. Sa parution est plus qu’un événement littéraire; elle est le très rare et heureux miracle de la seconde naissance d’un écrivain.


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    C’est un curieux bonheur, quand on aimait un poète immatériel nommé Catherine Pozzi, pour six poèmes de “très haut amour”, de la découvrir tout à coup entière et vivante, dans la chair, la chaleur et le romantisme d’un Journal qui court sur vingt ans; d’un texte ample, profond, superbement écrit, dans un style souple, pur, visuel, d’un œil de peintre. On voit dans ce Journal le Tout Paris aristocratique et bourgeois, dont Proust avait décrit, dix ans plus tôt, l’apogée immobile, sapé par la grande cassure du début du siècle.

    On y voit Anna de Noailles et Edmée de La Rochefoucault quitter leurs salons pour étudier les sciences à la faculté. On voit passer la guerre sur la France, et naître les temps modernes dans l’accélération terrible de l’Histoire. On pénètre dans le milieu littéraire d’un Paris assuré d’être la capitale intellectuelle du monde, qui écrit dans Le Figaro et publie dans la NRF, avec ses faiseuses d’académiciens et ses critiques, entre lesquels évoluent Colette, Marie de Régnier, Julien Benda, Gide, Malraux, Paulhan, Charles du Bos, Pierre Jean Jouve, et surtout le Prince des poètes, au sommet de sa gloire, Paul Valéry, le “Très haut amour” et l’”Enfer”, l’Autre à l’esprit si proche, d’une liaison de huit ans qui fut pour Catherine Pozzi sa plus belle chance, et le drame qui dévasta sa vie.

    Et puis il y a le cœur lent et profond de Catherine-Karin, qui voulait à vingt ans devenir écrivain anglais, qui est malade, hantée par sa mort, bouleversée d’amour, épuisée par son inhibition à écrire, cherchant sa vérité, poursuivant un dialogue d’âmes avec ses morts chéris dont elle ressent parfois la présence hallucinée, et qui dit d’elle-même: “J’allais impétueusement à l’extrême de tout; je voulais le parfait de tout.


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    “Hier, il est arrivée une chose étonnante. je venais de me coucher. La gorge me faisait mal. J’avais envie de tousser. Je me suis levée, et comme je toussais, un flot de sang est venu... du sang écarlate, fluide, sans défaut. Idiote, stupéfaite, je regardais. Puis j’ai compris. Je me suis recouchée. Je n’ai pas besoin de marcher pour trouver mon terme, à quelques pas...”

    Quand se déclare la tuberculose qui l’emportera, Catherine Pozzi est l’épouse de “l’auteur applaudi des Boulevards”, Edouard Bourdet, et mère d’un jeune enfant, Claude, tout petit personnage du Journal qu’on verra grandir et se déplier jusqu’à la taille d’un adulte. Le mariage avec Edouard Bourdet est un désastre. La mort est à l’œuvre dans son corps. Elle jette ses forces de vie contre les forces de mort ou d’enlisement qui la submergent. Elle qui n’a eu que le tronçon d’instruction qu’on réservait aux filles dans la haute bourgeoisie, une fois perdue, elle cherche son salut par l’esprit. Elle s’est séparée d’Edouard Bourdet; elle reprend ses études; elle passera le bac à trente-sept ans. Elle lit les philosophes et dissèque les vers de terre. Elle veut trouver dans la biologie la preuve de l’immortalité de l’esprit, elle dont le corps est si mortel. Elle écrit.


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    Jusqu’à la fin, l’apparition de ses textes signalera en elle une situation de danger mortel de l’être - mort physique ou abandon d’amour -, et un élan ultime de vie, quand elle est sur le fil très raide entre désir de vivre et angoisse de mort. Il faut que cette angoisse de mort soit si forte qu’en comparaison elle désinvestisse l’écriture assez pour la permettre, mais il ne faut pas qu’elle aille jusqu’à détruire le désir de vie qui sort dans l’écriture. Un jour qu’elle est bloquée, Catherine Pozzi note: “C’est de ma faute. On n’écrit pas quand on n’a plus d’espoir.

    Adolescente, elle avait tenu un journal. Elle recommence son Journal, œuvre “pour elle”, donc permise dans son principe: librement, elle écrit au fil de la plume, elle y a un talent qu’elle ne remarque meme pas, elle s’adresse à tous les personnages qui peuplent son esprit, et dès que Valéry y paraît au premier plan, elle sait que ce Journal sera publié. Mais cela ne change rien à son naturel: elle est innocente de l’écrire, elle a le droit. Et nous avons six cent cinquante pages de texte magnifique.

    Par ailleurs, nous avons cinquante pages d’un essai métaphysique qu’elle commence au même moment, De Libertate, qui deviendra Peau d’âme (et l’on ne peut s’empêcher de penser que, comme dans le conte, sous la peau hirsute de cette “âme”, on trouvera la princesse), qu’elle considère comme l’œuvre de sa vie au point d’être persuadée qu’elle mourra dès qu’elle l’aura fini - et ne le finira jamais.


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    Faire une œuvre, on le sait, suppose que, symboliquement, on assassine son père et qu’on danse sur son cadavre avant de s’emparer de son territoire. Hormis les cas bénis où le roi prend le petit prince sur ses épaules pour lui offrir son royaume, être obligé de danser sur le cadavre de son père est déjà dur pour un fils. Pour une fille, il est suicidaire de traiter ainsi son objet d’amour et sa protection. Elle préfère lui demander l’accès symbolique à son territoire. Le père de Catherine Pozzi était lettré, ami d’artistes et de poètes; il lui fit arrêter ses études à quinze ans; elle l’adorait. Quand elle voulut, à vingt ans, être écrivain, elle s’enfuit de France pour la blanche Albion, patrie des romancières.

    J’en arrive ainsi, par le plus droit chemin du cœur d’une femme, à l’amour de sa vie, qui fut Paul Valéry, chez qui elle retrouva la figure du père aimé, la communauté d’esprit, et aussi la permission d’œuvre, réunies en un coup de foudre. Dans son essai, Peau d’âme, elle écrivait: “On ne sent jamais pour la première fois.”


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    On a rarement vu, en effet, deux esprits plus proches, dans leurs complexions un peu protestantes, leur déchirement entre raison et irrationnel, leur orgueil de lucidité, leur désir de silence. Valéry, rappelons-le, avait commencé sa carrière en décidant de se taire pour pouvoir exercer la rigueur et la sincérité de sa pensée, lors de l’orageuse illumination de sa “nuit de Gênes”. Lorsque Catherine Pozzi le rencontre, il a quarante-neuf ans, il est sorti du silence et connaît la gloire. Elle a entendu sa voix de loin.

    Elle l’a lu, l’oublie un an, puis va le chercher. “Je vous ai forcé, dieu sauvage! s’écrie-t-elle. - Puis-je être plusieurs?” répond-il. La violence de leur amour les angoisse et les terrifie tous deux. Pendant huit ans ils se dévorent, ils souffrent l’un de l’autre, ils se donnent tout. Ils se veulent transparents. Ils lisent leur journal l’un l’autre.                        

    Ils ont chacun un handicap, dont l’autre n’a cure. Il est pauvre (il travaille pour vivre, tout glorieux qu’il soit), et elle ne sait pas la servitude que c’est; elle est femme, et il ignore l’inhibition symbolique que cela entraîne. Lui l’accuse d’être velléitaire, la pousse à écrire un roman, à “faire du moi”. Elle, tout en œuvrant pour le faire élire à l’Académie française, lui reproche d’être arriviste, manœuvrier, peureux, flatteur, grippe-sou. Et puis, il touche trop sa robe.


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    Mais le drame vient de l’enjeu de l’œuvre. Un moment, craignant de le perdre, elle écrit une nouvelle autobiographique, Agnès, qu’elle n’ose pas signer, et que Valéry fait publier dans la NRF. La nouvelle a du succès, on l’attribue à Valéry. Elle sait que tout ce qu’elle publiera désormais sera attribué à l’homme qu’elle aime. Elle le quittera, contre lui, contre elle. Elle ne pourra plus qu’écrire les six prières d’amour, à lui adressées, que sont ses Poèmes, après leur rupture, et dont elle publie un, signé, dans la NRF.

    Et alors que lui, désespéré (quoique consolé), la supplie des années encore, il est très émouvant de la voir, rattrapée par la maladie, exténuée de morphine et de Laudanum, s’isoler de son milieu, s’exclure des salons, s’interdire de publier, et même d’écrire, au nom d’un Valéry tout-puissant, “le Prince du monde”, qui l’aurait chassée du jardin d’Eden où ils avaient vécu ensemble.


                                             © Annie MIGNARD