Annie Mignard  écrivain

récit

Annie MIGNARD




Sur une angoisse d’aller en banlieue




J’ai publié “Sur une angoisse d’aller en banlieue” dans Tout autour, banlieues d’images et d’écritures”, numéro spécial des Cahiers du CCI (Centre de Création Industrielle), conçu par Hélène Bleskine et Claude Eveno, éditions du Centre Pompidou/CCI 1986.

                                           

Ils m’ont demandé un texte personnel, d’écrivain. J’ai dit: “Vous tombez mal. Je déteste la banlieue, elle m’angoisse.” Ils m’ont dit: “Ca ne fait rien. Justement. Ca nous intéresse.

                                

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    Je ne peux pas dire que j’aime la banlieue, je la déteste. Ou plutôt, elle m’angoisse. J’ai l’occasion de le vérifier, de sentir cette angoisse vivante, chaque fois que j’envisage d’aller voir mes amis. J’ai des amis en banlieue. Je ne les vois jamais, ou presque. C’est un effort démesuré d’y aller, et souvent qui dépasse mes forces. Chaque fois que je m’y retrouve, je me dis: “Q’est-ce que je fais là?”, et devant cette question, je perds toujours.


                                          I


    Ce n’est pas que j’aie horreur de me déplacer sur la terre. Je traverse les mers et les contiments, la Chine, les Etats-Unis, la Sibérie, le Mexique, la Mongolie extérieure, le désert de Gobi: sans problèmes. Je sifflote. Je cours. Je ne veux plus rentrer. Mais Fontenay, Saint-Denis, Ivry, où habitent mes amis, c’est au-dessus de mes forces. Me voilà en route, abattue, pour Fontenay, Saint-Denis, Ivry, et je pense: “C’est comme si j’allais à Honfleur.” Avec la tristesse que ce ne soit pas Honfleur. S’ils habitaient Honfleur, j’aurais plus d’élan à aller les voir. Honfleur est une ville. A Honfleur il y a la mer. Je prendrais le train, ce serait un vrai voyage, je ne pourrais pas aller plus loin. Je saurais pourquoi je suis là, pourquoi les gens, là, se sont arrêtés et ont fait une ville: il y a la mer.

    Mais Fontenay. Même pas une rivière, pas le moindre ruisseau. Certains de mes amis, à Fontenay, ont une imprimerie qui sent bon l’encre, un bout de jardin avec des bosses et des arbres, envahi d’herbes. C’est bucolique. J’y vais à midi, ou le soir; à plusieurs en voiture, et c’est une détresse; ou seule, et c’est une détresse. Il fait noir et froid, ou le soleil tape. Des vents glacés descendent la pente, ou ces rues qui grimpent sont désertes en plein midi, c’est charmant, il y a des glycines, Fontenay, quel joli nom, me dis-je, et je pleure intérieurement: “Qu’est-ce que je fais là?

    L’effort est trop grand, le hiatus trop grand. Il est très important de savoir où l’on est, et pourquoi on y est. On a si peu de raisons d’être sur la terre; si en plus on est à côté de son ombre.


                                         II


    Des rues, des rues, du tissu urbain, de la banlieue variée et pareille aux banlieues de Marseille, de Lille, de Nantes, de Lons-le-Saulnier, de Laroche-Migennes - des zones de triage, pas faites pour s’arrêter. Si on s’arrête, le vertige, le vide.

    D’autres amis, à Fontenay. Ils habitaient une villa avec un jardin. Un jardin, c’est toujours le centre du monde. Depuis deux ans, plus de jardin, ils vivent en appartement. Je ne peux plus. Impossible de leur dire. Aucun de mes amis qui habitent en banlieue ne comprend. D’autres, à Ivry, autour d’un centre commercial. Ils habitent un cactus géant du désert américain en béton. Du type Agave americana. Etoilé, aigu, pointu en tous sens, avec des balcons comme des piquants.

    Une ville est une forêt, Paris est une forêt, nous sommes ses animaux qui y traçons nos traces et la sillonnons; je marche dans ses pistes et dans ses clairières, elle me cache, elle est faite pour moi; à mes épaules, à mes yeux, à mes poumons. Là où vivent mes amis à Ivry, plus de forêt, plus de nature de la ville, plus d’affinité entre ville et corps. Des objets posés, un agave du désert, un cube à pattes, d’autres machins d’architectes. Et encore heureux qu’on les loge dedans. Mes amis se sont adaptés à leur canular d’architecte. Ils se sont faits à leur cactus, à leur désert encombré, aux odeurs d’urine au bas des piliers, et aux effets de Venturi qui accélèrent les vents entre les murailles des immeubles.


                                        III


    Je donne mes références et mes certificats. Je connais des endroits superbes, au bord de la Marne ou de la Seine, de l’Oise - l’eau sombre sous les arbres, les villas cachées au bord des berges, semblables aux berges des lacs de montagnes suisses. Lieux distants, de vacances aisées, lieux d’ailleurs, lieux de souvenirs d’enfance de romans européens d’entre-deux-guerres, lieux dont l’âme est d’être traversés ou rêvés. Je me souviens de pentes au soleil, de jardinets croulants de roses quand on ouvre les volets. De parcs centenaires autour de pièces d’eau.

    La banlieue me remplit d’angoisse ou de mélancolie. Dans les meilleurs des cas, quand la beauté des lieux est indéniable, elle sécrète un calme mélancolique, qui porte à une fascination engourdie, un ensablement des sens, comme ce qu’on ressent devant des images de rêves ou de films, dont on sait que ce sont des rêves ou des films. Dans les pires cas, de loin les plus fréquents, c’est une répulsion, une panique, sourde parce que j’essaie de la refouler, mais agissante.

    Je me rends compte tout à coup que de tous ces lieux-là, ceux que je me rappelle sans angoisse, et même avec douceur, sont des paysages de nature, pleins d’eux-mêmes et de la terre; les autres, ceux qui me paniquent, sont les lieux d’habitation, ceux où je vois des gens vivre, où je vais voir des amis qui vivent. S’ils y vivent, je pourrais y vivre? Je devrais y vivre? Il me faut y vivre, ne serait-ce que quelques heures?


                                         IV


    Je n’arrive pas à concevoir qu’on ne soit pas sensible à ce qui sort du sol. Je prends l’exemple de ma ville natale. Elle est une image vide, un décor, une transparence posée sur un sol stérile. Le pays où est posé ma ville natale n’est pas fait pour que l’homme y vive. C’est un amas de galets au bord de l’eau, de craie, de poussière sous le ciel blanc, seuls trois roseaux y poussent, et la mort sort du sol. On sent la mort sortir de ces cailloux sans arrêt. Je ne suis pas seule à sentir cela. Les vieillards y affluent quand ils sentent venir l’heure de se rapprocher du cimetière. C’est la première ville que j’aie connue, ma ville natale. Depuis, je sens ce qui est sous mes pieds, et me traverse, et me tue, ou me donne sa force.

    Deux forces sortent du sol, et vous traversent les pieds, et vous donnent vie et vous tiennent debout: soit la force de la terre, soit l’histoire des hommes.

    Je ne vois que la force de la terre, ou l’énergie de l’histoire, qui forment l’aimantation qui court dans le sol. Je suis debout sur la terre. Je joins mes pieds à plat sur son sol. Dans quelle direction faut-il que je tourne mes pieds pour être juste, stabilisée, placée dans le sens comme une aiguille de boussole, trouvant un sens à être là?


                                          V


    Il faut un sens à la réunion des hommes, dès que leur poids est plus fort que la présence de la terre. A la campagne, dans les endroits de nature, les villages, où les gens sont épars, légers, seuls, la présence de la terre est toute-puissante: nous sommes ses enfants, nous marchons sur son ventre. C’est un lien vital, et en n’importe quel point qu’on pose le pied, il suffit à justifier qu’on se trouve là.    

    Mais quand la concentration des hommes passe et cache la force de la terre, il faut à ça un sens aussi fort, vital, ancien que le lien avec la terre qu’on a coupé, et qui puisse le remplacer. Pour moi, c’est l’histoire, et rien d’autre. Or la banlieue n’a plus la terre, et pas l’histoire.

    Elle n’a pas de sens. Ni nature, ni cité, mais bordure, zone neutre, no man’s land, marche entre deux souverainetés, lieu de passage, où donc l’on passe, ventre mou.

    Elle est l’organique. Je sais ce que c’est, j’ai grandi dans une banlieue. Voilà ce qui m’angoisse. La vie organique qu’on y mène. La vie sans justification, posée là comme un tas de cellules, de la chair qui naît, qui engendre et qui meurt. On est du plasma germinatif. Je dis là ce que la banlieue m’a appris de la vie. Être un protozoaire du plasma germinatif, et n’être que cela, et avoir la douleur que la vie soit ça, parce qu’on n’aurait jamais cru que la vie soit ça, mais qui vous l’apprend? La banlieue, ce sont les limbes, le grand réservoir noir, indifférencié, d’avant la vie, où les âmes, ombres vaines, errantes et gémissantes, attendent la délivrance de naître. Et quand j’y retourne, je retourne vers ça.

    Certainement, des gens y vivent heureux. Certainement, des enfants y sont heureux. Je comprends cela ainsi: leur univers est celui de leur cellule, de leur entourage, de leur famille, de leurs copains; ce petit cercle est baigné de sens. Mais dès qu’ils en sortent et vont au-delà, dans les cercles plus grands qui sont ceux de la vie avec les autres, avec les inconnus - car quelle raison, profondément, peut-on avoir de vivre avec des inconnus, sinon que d’être là, d’occasion, banlieusards ensemble -, ça manque de sens.


                                      VI


   Habiter. Selon l’esprit du lieu où l’on habite, faire des gestes mille fois répétés et qui n’ont pas de sens. Ca peut être ça, habiter. Ou bien ça peut être faire des gestes mille fois répétés - ou une seule fois suffit - mais des gestes qui soient des actes porteurs de sens, pour soi et pour tous. On pourrait dire: faire ensemble.

    La banlieue, telle que je la connais, n’est pas faite ensemble par des actes symboliques de ses habitants. Elle n’a pas de symbolique. Elle peut avoir, ici ou là, un passé, des vestiges; cela ne suffit pas pour qu’elle ait encore une histoire.

    A Saint-Denis, j’ai des amis. Qui viennent d’avoir une petite fille, qui rient sans discontinuer au téléphone et disent: “Quand viens-tu la voir?” Torture. Je sais la Basilique, Dagobert, je sais tout ça, la voie romaine, la Franciade, les ruines mérovingiennes, les vestiges de splendeurs révolues. Cette histoire est trop lointaine. Ce sont les symboles, les pierres sacrées et mortes d’un passé arrêté tout d’un coup, parce qu’arrêté il y a très longtemps, définitivement éloigné de nous, les symboles de situations d’histoire aujourd’hui déshistorisées. Quand je vais à Saint-Denis aujourd’hui, comme ailleurs alentour, je vois de la banlieue, des rues étriquées, des usines à gaz et des échangeurs, du tissu urbain sans histoire, sans mémoire, sans ligne profonde et vivante du temps qui irrigue le présent, sans projet d’une histoire humaine. Et si, arrivée là, je pose mes pieds sur l’aimantation du sol, ils se tournent vers Paris.

    Je le dirai en d’autres termes: ce qui caractérise la banlieue, c’est qu’on n’y trouve ni le lieu ni le sens de la citoyenneté.

    C’est là son manque terrible. C’est là ce qui fait son inexistence. Imagine-t-on des manifestations de piétons en banlieue, pour des motifs sociaux, historiques, politiques? Les banlieusards d’Ile-de-France viennent à Paris lorsqu’ils veulent manifester et descendre dans la rue, sentir en eux, dans leur foule, une dimension autre, une densité psychique particulière, un sens. Le lieu où ils vivent n’est pas le lieu où ils sont citoyens. Pour désigner l’individualité qui constitue le lieu où ils vivent, on ne parle pas de ville, pas même de mairie, on parle de “municipalité”. Existe-t-il un mot plus transparent?

    Imagine-t-on des attentats politiques, inscrits dans les lieux symboliques du pays, en banlieue? Imagine-t-on une révolution, en banlieue?  Dès qu’apparaissent le sens et le lieu de la citoyenneté, ce n’est plus de la banlieue. Villeurbanne, par exemple, dont tout devrait faire une banlieue de Lyon, n’est pas une banlieue de Lyon; ni une “municipalité”; mais une ville, même une cité, qui ne demande rien à personne pour avoir son individualité.


                                     VII


    Dans un siècle, si long, où l’histoire - et je dis par là, également, le sens et la grandeur - de ce pays ne cesse de s’effondrer, elle se concentre, du moins pour moi, sur les lieux-mêmes à Paris où elle s’est formée et n’a jamais cessé de manifester sa vie et son sens. Elle n’imprègne pas les alentours. Elle reste à sa source. Peut-être dans les temps passés, en période intense d’histoire,  où l’on ne doutait pas, se sentait-on sujet d’histoire dans n’importe quel paysage. On emportait sa sûreté avec soi.

    J’ai une amie qui habite Cergy. C’est la grande banlieue, presque plus la banlieue, j’y vais plus facilement. Un dimanche d’été, chaque année, je vais passer la journée chez elle. Je me fais l’effet de la brave petite famille Dufour d’Une partie de campagne, qui va prendre chaque été depuis un siècle son dimanche annuel de vacances au bon air de la nature. Du train, je voyais les champs de haricots, de maïs et de choux, les carrières ouvertes au flanc des collines, les tours, les grues, les pavillons groupés aux toits rouges, les pylônes, l’horreur de la ville nouvelle. Cette amie habite une villa sur la pente. Il y a des cerisiers dans son jardin. En clignant des yeux, je voyais les reflets jaunes de l’Oise. “Que buvais-je à genoux dans cette jeune Oise? / Quelque liqueur d’or...”, disait Rimbaud. 

    On est allées au bord de l’Oise. On y a laissé la voiture - puisque tout se fait en voiture -, on a suivi un chemin de berge sous les arbres, tout à fait semblable à celui d’Une partie de campagne, et si c’était celui-là, Renoir avait planté sa caméra entre les troncs, trois pas derrière nous. La berge ne tenait que par les racines nues, par endroits le chemin avait sombré dans l’eau, le fleuve le rongeait à grands clapotements sous nos pieds entre les arbres à chaque passage de canot à moteur, de youyou à moteur, de péniche à moteur, de hors-bord à moteur, de vespa nautique, et le pêcheur, à chaque passage, haussait les sourcils très haut. Et comme on se courbait pour passer sous les branches, j’ai chanté, le doux caboulot/qu’on voit sous les branches/il est, le dimanche,/plein de populo... Trois garçons aux motos arrêtées sur les berges écoutaient du heavy metal sur leur radio, d’un air farouche. Ils s’emmerdaient, c’était dimanche. Leur musique ne disait pas qu’ils auraient guinché au bord de l’Oise; elle disait que le passé n’existe pas, que si on leur parle d’avenir, ils se marrent et que le présent est de la merde. Enfin, elle l’aurait dit si j’avais compris les paroles sous les décibels, et si elles avaient été en français.

    Moi aussi je trouve qu’il y a quelque chose dans tout ça qui n’a pas de sens. Dans le train de retour vers Paris, j’ai senti mon corps se détendre.


                                               © Annie MIGNARD