Annie Mignard  écrivain

Annie MIGNARD


          Pourquoi “ça fonctionne”

         ou “ça ne fonctionne pas”?

           exemple de Le Père lourd





Pourquoi ‘ça fonctionne’ ou ‘ça ne fonctionne pas’?” est extrait de ma thèse La Fiction brève ou fragmentée dans la littérature française depuis les années 1980 (1980-95), Presses Universitaires du Septentrion, collection “Thèse à la carte” 2001 - 2è partie: Esthétique. Chapitre 1: Invention, 3: Il n'y a pas de lien entre l'avant-garde et la fiction brève inventive, pp. 201-203.

                                                                           

Dans Pourquoi ‘ça fonctionne’ ou ‘ça ne fonctionne pas’?, j'ai essayé de comprendre l'échec des essais de nouvelles par ordinateur tentés par l'ALAMO (Atelier de Littérature Assistée par Mathématique et Ordinateur). Lequel, pensant que le lecteur en grande partie fait le sens, souhaite lui fournir, par un programme approprié, des "effets de langue de l'ordre de l'émotion". Si cela peut marcher sur de très courts "poèmes" et un lecteur ignorant, cela ne fonctionne pas sur un texte long.

Qu'une narration "fonctionne" ou "ne fonctionne pas", cela se voit tout de suite. Mais pourquoi? Il m'a paru que le fameux "sens" en était la cause, par la superposition du sens = signification, et du sens = direction du temps.

Je m'en suis rendu compte en essayant de faire "fonctionner" une méchante petite nouvelle qui était hors de ces deux "sens": Le Père lourd.

                                                                           -




Dans une histoire, le sens c’est la narration, et la narration c’est le temps.

Une nouvelle sans sens proposé par l’auteur est une nouvelle forcément sans narration, et forcément sans écoulement du temps. Dès que du temps veut commencer à s’écouler, il le fait par de la narration, et l’écoulement même du temps donne sens (signification) au texte, par mise en route d’un sens (d’une direction du temps en mouvement). Faute de cette triple articulation, et en particulier de la concomitance sens = signification de l’histoire, et sens = direction d’écoulement du temps, le sujet choisi est de fait irracontable.


Je me suis rendu compte de cette limite à la liberté narrative de l’auteur en écrivant une nouvelle qui m’a donné beaucoup de difficultés parce qu’elle était justement à cette limite: nouvelle de quatre feuillets, Le Père lourd commence ainsi:


“Madame Rougé dit: “Cette fille, on ne voit que ses yeux bruns qui brillent.”

“Elle est comme ça dans le lit”, dit-elle, et en disant comme ça, elle ramène les pattes comme un chien qui fait le beau. Au bout des pattes, les deux petits poings sont recroquevillés en équerre.

En dessous, sa forme est immobile dans le drap.”


Cette jeune fille tétraplégique est depuis quatre ans dans un lit d’hôpital à la suite d’un accident de voiture provoqué par son père. Franck Evrard* écrit que cette nouvelle “évacue toute tension narrative, l’action ayant déjà eu lieu”. C’était bien le gros problème posé par le sujet. Cette vision était tout ce qu’il y avait à dire. Ce n’était pas une histoire, c’était une violence de sentiment.


Si, pour Franck Evrard, “le texte joue de la tension entre, d’un côté l’esthétique d’un genre qui est tendu vers la fin, aimanté par la chute à venir, et de l’autre un sujet qui est justement celui de la mort impossible”, ce n’est pas tant le problème de la fin, je crois, mais celui du mouvement, qui était crucial. Car même en admettant que j’aurais pensé (en fiction brève) à faire un tableau immobile et si bref, dans un tableau immobile on ne peut pas rendre une violence de sentiment, du moins je ne crois pas.

Dans la nouvelle telle que je l’ai écrite, rien ne se passe, sinon qu’on envoie la jeune fille dans d’autres centres, pour la ramener dans son lit initial. Et à la fin rien n’a changé par rapport au début, sinon qu’elle demande:

“Apportez-moi quelque chose pour que je meure.”


Il n’y a pas de sens à cela (à l’histoire, à ce destin, à cette souffrance, pas de sens métaphysique), les quatre années écoulées depuis l’accident sont un temps arrêté au présent. Thierry Ozwald* juge que “cette nouvelle ‘en cube’ est la cristallisation d’une abstraction géométrique”. Elle est aussi la cristallisation de mes cognements de tête contre les murs. C’est ce que j’ai trouvé pour m’en sortir, sinon la nouvelle était techniquement irracontable, parce que rien ne s’écoule, ni narration, ni sens, du moment que le temps est arrêté, et arrêté en un lieu unique (le lit).

Tout est impossible, aller en avant (mourir) ou en arrière (vivre).


Pour que ça bouge dans le cube, j’ai dû mettre des changements de voix et de points de vue, de grandes trouées d’air, et des déplacements, au passé ou au futur, latéraux, en boucle, qui ne sont pas de véritables mouvements et reviennent “géométriquement” à ce lieu et à ce temps ponctuels et fascinants, mais qui ont fait sentir le temps et reculer l’absurde.

Cette nouvelle m’a appris qu’il y a des éléments nécessaires pour qu’une narration soit possible, et que le temps, le sens (sens-direction et sens-signification) et la narration forment un triple engrenage qui avance de façon liée.

Sans doute est-ce là une des configurations qui font dire devant un récit de fiction que “ça fonctionne” ou que “ça ne fonctionne pas”.


              © Annie MIGNARD

_________________

* Dossier dans Contre-Vox, revue de littératures, 4, La Nouvelle, 1997: lectures de type universitaire par Franck Evrard, Paris 7, auteur de La Nouvelle, Seuil 1997, et par Thierry Ozwald, Université de Besançon, auteur de La Nouvelle, Hachette Supérieur 1996.

 

sur mon travail

Manuscrit_Tusco.html