Annie Mignard  écrivain

discussion sur ce que sont des co-auteurs

(à propos de “La mémoire d’Hélène”, Ed. Maspero/“La mémoire du peuple”)


Annie Mignard

                                    L’un écrit, l’autre signe




C’est l’histoire de mon amitié explosée avec une mamma juive hongroise immigrée depuis 1930, Hélène Elek, dont j’ai connu la tribu avant de la connaître.

Hélène Elek était déprimée de la mort de son fils aîné, fusillé dans les FTP-MOI, un de L’Affiche rouge chantée par Aragon, Thomas Elek, dont elle avait fait donner le prénom à une douzaine de garçons nés depuis. Je connaissais pour ma part deux de ses petits-fils Thomas.

J’ai pensé qu’elle serait moins déprimée si le souvenir de son fils pouvait durer en papier. J’ai dit à ma vieille amie: “Hélène, vous voulez qu’on fasse un livre ensemble?


Elle parlait mal le français et ne l’écrivait pas. Et comme ce qu’elle disait sur son fils pendant la Résistance était trop peu pour un livre, je l’ai interrogée (et aussi ses enfants) sur sa vie.

La transcription que j’avais tapée de mes interviews a été refusée par deux éditeurs(“Cette femme communiste n’a rien compris”, pour l’un. “Trop gros travail littéraire à faire”, pour l’autre).

Un an plus tard, l’éditeur François Maspero a accepté mon projet, y compris une postface, dans sa collection “La mémoire du peuple”, et nous a fait un seul contrat à deux co-auteurs siamoises.

J’ai rendu le manuscrit, intitulé “La mémoire”(au féminin), et non “Les mémoires (au masculin pluriel) d’Hélène”. Quand j’ai reçu les épreuves à corriger, mon nom était absent.


En respect du contrat, j’ai demandé à avoir mon nom à égalité sur la couverture, comme le faisaient au même moment les meilleurs éditeurs (Minuit). François Maspero a répondu qu’il allait sortir le livre sans mon bon à tirer, selon le désir d’Hélène Elek de n’avoir ni co-auteur ni postface.

J’ai bégayé tellement pendant deux mois que j’étais inintelligible.

Puis François Maspero a proposé qu’elle soit auteur, et moi nègre. Comme, loin d’être “nègre” de l’éditeur tardif, j’étais à l’origine du livre que j’avais proposé comme acte d’amitié à ma vieille amie, j’ai refusé. De même qu’un tableau de Magritte représentant une pomme écrit “Ceci n’est pas une pomme”: c’est un tableau, de même un livre n’est pas “une vie”: c’est un livre.


Philippe Lejeune a extrait, de notre polémique dans les médias qui s’en est suivie, cet article dans La Quinzaine littéraire, “L’un écrit, l’autre signe”, et celui de François Maspero “Qui est le nègre?”, pour illustrer un chapitre de son essai “Je est un autre”, intitulé “L’autobiographie de ceux qui n’écrivent pas. Qui est l’auteur?”, sur les nègres et les “autobiographies au magnétophone” de gens du peuple.

Voir aussi tous les autres commentaires sur Qu’est-ce que des co-auteurs?, et parmi eux les commentaires d’inspiration plutôt historique sur “L’un écrit, l’autre signe”.

J’ai publié ma postface annulée déjà sur épreuves, dans Les Temps Modernes, en lui donnant le titre L’usage politique des morts”. Plus tard, je me suis inspirée de ce personnage de grand-mère dévorante dans mon deuxième roman Le Père.

Je donne ci-dessous l’article tel que je l’ai publié à l’époque.


                                               

L’UN ÉCRIT, L’AUTRE SIGNE

par Annie Mignard

co-auteur (non signataire) avec Hélène Elek, de “La Mémoire d’Hélène” (Maspero)

La Quinzaine littéraire 258, 16/6/1977


   Le livre est donc bien une marchandise comme les autres, et si l’on hésitait encore, la réorganisation de sa production, qui s’amorce après celle de sa diffusion, nous ôterait nos derniers doutes. La littérature de magnétophone est en passe de bouleverser tout le marché de l’écriture, et rares sont les éditeurs qui ont résisté à ce jour à ce raz de marée.

   L’invasion est d’autant plus troublante qu’en ce domaine aussi, la loi bien connue du retard des mentalités sur l’état de société joue à plein: les éditeurs sont toujours submergés de manuscrits amoureusement concoctés à la maison, et nourris au respect traditionnel de l’écriture, à croire que la France entière écrit et y croit; on continue à parler de respect du lecteur, à jurer qu’on ne pense qu’à lui, et que la loyauté à son égard est la règle d’or de la profession. Mais si les choses continuent leur train, on risque de voir les lecteurs suivre l’exemple des auteurs — qui commencent à se découvrir des droits collectifs et à former des syndicats pour les défendre —  et se grouper en associations de consommateurs de livres pour obtenir des éclaircissements sur le produit qu’on leur vend.


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    Personne ne se sent, à vrai dire, clairement responsable de cet état de choses. Les éditeurs en l’occurrence sont des agents économiques comme les autres dans la machinerie générale, et s’adaptent à l’évolution du marché du livre, induite de proche en proche à partir des secteurs voisins. Dans sa version “magnétophone”, le livre devient une annexe de l’industrie du show-business au sens large, du spectacle social, il prend appui sur lui et le relance, devenu, dans le pire des cas, un déguisement élégant du journalisme à sensation ou publicitaire: il s’intègre. De même qu’on vend une griffe connue de couturier incarnée dans les objets les plus disparates, chocolat ou valise, lancés sur le marché, de même on vend, sous forme de “mémoires” ou de “confessions”, de la valeur sûre, du label: vedettes, hommes politiques, truands, “gens du peuple” même, prenant valeur commerciale par proximité avec un personnage ou un thème qui font vendre.


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    Moindre coût, moindre temps, marché assuré — à chaque fois on vise, et on obtient souvent, le best seller —, cette formule standard tire sa sécurité de la division du travail qu’elle instaure. C’était simple, il suffisait d’y penser: l’un écrit, l’autre signe. Au sujet qui ne sait pas, qui ne saurait jamais écrire, échoit l’aspect promotionnel de l’affaire, et pour “ne pas troubler le lecteur”, on le baptise auteur.

    Quant au véritable auteur, l’écrivain, qui a tiré du sujet la matière dont il fait le livre, il apparaît — ou n’apparaît pas — comme “collaborateur” ou ghost writer de l’”autobiographie”, interdit en outre de parole directe dans son œuvre.


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    Cette prolétarisation de l’écrivain, utilisé comme technicien dans le processus éclaté de production de l’écrit, ne peut aller qu’en s’accentuant dans l’intégration et la concentration croissantes d’un secteur de l’édition, et risque de susciter nécessairement à terme, chez des écrivains par nature individualistes, une conscience et des réactions collectives. Quant à l’écrivain-artisan traditionnel, il se maintiendra probablement dans un secteur restreint et moins commercial de l’édition.


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    Sur ce point, précisons que le couple ghost writer - sujet n’est pas un avatar, comme on pourrait le penser, du couple nègre - écrivain connu, que l’on connaissait déjà. Sans que cela le justifie pour autant, Alexandre Dumas, par exemple, était écrivain lui-même, et écrivain connu, quand il exploitait comme nègres d’autres écrivains talentueux et obscurs. Tel un artisan qui, pour fournir aux commandes que son succès multiplie, embauche des aides qui exécutent, sous sa direction, le gros de son travail, il était au moins capable de juger, de corriger, de synthétiser, de récrire, voire de faire mieux qu’eux. Au moins, ils avaient un savoir-faire commun. On n’imaginerait pas que la société reconnaisse pour peintre ou sculpteur quelqu’un qui ne sache pas lui-même peindre ou sculpter. Si on le conçoit maintenant pour l’écrivain, cela pose des questions nouvelles sur la parole et la pensée, l’expression et l’écriture, bref sur la coupure introduite dans ce qui jusqu’ici ne faisait qu’un dans un auteur unique.


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    Il ne s’agit pas de critiquer en soi l’usage du magnétophone, c’est évident. Il y a des écrivains qui l’utilisent avant la machine à écrire (J-L. Bory, Le Pied), et c’est très bien. Il y a des “magnétos” honnêtes qui se donnent pour ce qu’ils sont, pures transcriptions d’entretiens (M. Duras - X. Gauthier, Les Parleuses), écritures d’entretiens (Sartre - P. Victor - P. Gavi, On a raison de se révolter), études ethnologiques (A. Blasquez, Gaston Lucas serrurier), etc. Le problème est posé par les livres sans aveu, qui trompent le lecteur. Si le livre est réussi, d’ailleurs, tout le monde est trompé dans l’histoire, le sujet et l’auteur aussi bien.


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    Le sujet interviewé, parce que, quand quelqu’un vous donne la parole, il en prend de ce fait même l’initiative et le contrôle. A moins de se trouver devant quelqu’un qui a l’habitude d’écrire et d’exprimer ses idées, qui a une pensée sur sa vie — ce qui n’est pas si fréquent —  aucun intervieweur n’ira dire: “Personnage, donnez-moi votre image”, sûr qu’il serait d’obtenir un panégyrique de soi, ennuyeux, pudique et trop mensonger. Ce qu’il cherche, c’est la vérité de l’autre malgré lui, qu’il voit avec ses propres yeux, sa propre histoire, ses centres d’intérêt, ses interprétations et ses préjugés.

     Aucun intervieweur n’est interchangeable parce qu’aucun n’est objectif, il mène l’interview, comme on dit, il emmène l’autre sur ses chemins. Il se fait son idée de la vie de l’autre, qu’il représentera, éclairée ici, tue là, interprétée, synthétisée dans le montage de dizaines d’anecdotes. Bref, il fait un travail de biographie, et le lecteur verra son sujet par les yeux même de ce tiers, l’intervieweur-auteur, qui s’interpose.

    Deux personnes s’expriment imparfaitement dans un produit commun, et leur place, l’une visible du sujet, l’autre non de l’auteur, apparaît dans l’accueil fait au livre: s’il est réussi, on fera compliment au sujet, s’il est raté, on refusera le manuscrit à l’auteur.


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    Car c’est bien l’auteur, et non le sujet, l’entier responsable de ce livre, appelé bien à tort autobiographie, puisque celle-ci, rappelons-le, est la biographie d’un auteur, écrite par lui-même. Et pourtant, les éditeurs imposent presque toujours, autant qu’ils le peuvent, cette règle d’effacement à l’auteur, soit qu’ils aient pris l’initiative de lui proposer un contrat “de collaboration” sur un sujet déjà consentant, soit que, l’initiative du projet étant venue de l’auteur lui-même, le rapport de force toujours inégal entre auteur et éditeur permette à ce dernier de ratatiner en cours de route l’auteur à la dimension prévue.


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    Or, cette mesure de falsification publicitaire n’est pas forcément indispensable sur le plan commercial, elle ne fait que céder à la facilité du standard de consommation. Prétexte est pris, on ne sait pourquoi, du psychisme simple et fragile du lecteur, qui réclamerait le repère sûr d’une signature confondue avec le produit qu’il achète. Et pour qu’il ne se trompe pas sur la marchandise, qu’il y vienne en confiance, on lui simplifie la tâche en évitant soigneusement de lui annoncer la couleur.


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    Le paradoxe de l’auteur vient de cette loi commerciale du silence: il se trouve évincé de l’œuvre qu’il a faite, non seulement de la signature, comme on l’a vu, mais aussi de toute expression directe qui lui permettrait de se situer clairement par rapport à son sujet. Tout au plus, ce qui lui est permis, et même proposé parfois, c’est une brève préface gentille qui, telle une faveur rose sur un paquet cadeau, ajoute un peu de chic à la présentation. Or, dans une société où tout est personnalisé et signé, la propriété littéraire existe comme principe, et en déposséder l’auteur ne peut être considéré que comme une escroquerie envers lui et une imposture envers le lecteur.


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    La situation favorable du sujet ne lui évite pas pour autant une certaine frustration; il se sent vaguement volé de quelque chose par le regard de son maître d’œuvre. “Vous avez trop parlé de ci, pas assez de ça, dit-il alors, vous avez fait des erreurs, votre style ne vaut pas le mien...” Se voyant couché sur le papier, il se hâte d’oublier comment les choses se sont passées — plus il était ignorant de ce qu’est une interview et de ce qu’est l’écriture, et moins il s’en est rendu compte —  et de “j’aurais pu l’écrire moi-même”, il passe, par un naïf gonflement de tête, à “c’est moi l’auteur”. Il crie d’autant plus qu’il l’est qu’il n’a pas écrit une seule ligne, niant le travail de transformation opéré sur lui en en revendiquant le résultat comme sa parole propre.


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    Et pourtant. S’il reconnaît bien le matériel qu’il a livré à son auteur, nul doute que s’il avait à l’écrire, lui, son autobiographie, elle serait profondément autre. Sans parler même de style ni de bonheur d’expression — comme on n’est pas conteur dès qu’on ouvre la bouche, on n’est pas forcément écrivain dès qu’on écrit —, c’est pour lui, face à soi-même, qu’il l’envisagerait, avec ses choix, ses inhibitions, ses rationalisations, son image de soi que l’initiative de l’auteur-intervieweur tendait à surmonter dans sa parole docile; il prendrait par son initiative le projet et le sens de son expression, qui sont l’apanage de l’auteur. Ecrire conduit la pensée; et son autobiographie, véritable à ce moment-là, serait bien sa vérité, c’est-à-dire sa fiction à lui, et non celle d’un autre à son propos. Il y a une différence de nature entre ce qu’on peine à écrire de soi, dans l’effort mené à son terme, et ce qu’on répond la bouche ouverte au fil des questions de son intervieweur.


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    C’est dire que ces biographies au magnétophone ne sont pas, comme on aurait tendance à le dire, la parole démocratiquement offerte à tous, mais la parole escamotée. On a dit qu’écrire étant un pouvoir aux mains des plus instruits, on allait, grâce au magnétophone, supprimer la prééminence de l’écriture et rendre sa parole au peuple. Plaisanterie. On la garde, cette prééminence de l’écriture, et de l’écriture policée, en transformant en écrit l’expression parlée maladroite. Si l’on voulait vraiment rendre sa parole au peuple, c’est le regard du lecteur qu’il faudrait changer, et lui donner à lire brutes les transcriptions d’interviews.

    Plus même, la prospection des éditeurs devrait alors se tourner vers les “gens du peuple” pour leur proposer directement des contrats d’écriture, au lieu de garder cet élitisme sous forme inversée qui consiste à considérer le peuple comme démuni de pouvoir d’expression, et du même coup l’”intellectuel” mis à son service, bon gré mal gré, comme une machine à transcrire.


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        Le peuple, pour sa part, est parfaitement capable d’écrire sans attendre qu’on vienne le cuisiner au magnétophone, à preuve Pierre Rivière (“Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère”), Henri Keller (“Amélie 1”), et les milliers de manuscrits envoyés de partout aux éditeurs et aux médias. Quant aux écrivains, à la méfiance traditionnelle et paradoxale dans notre pays à l’égard des intellectuels s’ajoute la mise au pas ainsi opérée par les publieurs: que d’auteurs confirmés, apportant un manuscrit, et à qui on propose, sans autre issue, d’être nègres dans une affaire de ce genre. Au public enfin, sous prétexte de lui garder ses certitudes, on fait avaler n’importe quoi. Dans ce dernier domaine, qu’on croyait intouchable, voici donc venu aussi le temps du mépris.


                                             © Annie MIGNARD