Annie Mignard  écrivain

discussion sur l’usage politique des morts



Annie Mignard


L’USAGE POLITIQUE DES MORTS



J’ai publié L’Usage politique des morts”, dans Les Temps Modernes n° 372, juillet 1977, pp.2234-2248. C’était initialement ma postface à La Mémoire d’Hélène (voir “L’un écrit, l’autre signe”)


“Raconte-moi une histoire” est une demande permanente de l’humanité. Nous avons besoin d’histoires qui mettent du sens et de la beauté dans l’absurde de la vie. En matière de politique et d’histoire, aussi bien, “raconte-moi une histoire”. Mais quelles histoires? Dessinées comment?


Si nous avons besoin d’exemples qui nous montrent comment vivre, L’Usage politique des morts est un plaidoyer pour que nous ne fabriquions pas de légendes, de statues, de “géants”, de “dieux”, de “héros” tombés du ciel, de postures, car cela ne nous apprend pas à vivre. Pas de personnages, mais des personnes humaines. Si nous avons besoin de héros auxquels nous identifier, L’Usage politique des morts demande qu’on les prenne à leur niveau humain dans leur aventure humaine, qui nous apprendra bien plus, frères humains qui après eux vivons.


Je donne ici des extraits du texte tel que je l’ai publié à l’époque.                  

Annie Mignard

L’USAGE POLITIQUE DES MORTS

Les Temps Modernes 372, juil 1977, pp.2234-2248


   On n’enterre jamais personne. On a pu assister à leur agonie, voir leur visage de mort, imaginer leur chair dans les planches; s’ils revenaient dans l’embrasure de la porte, si nous entendions leur pas, leur murmure, nous n’aurions pas une seconde de vacillement. Nous continuerions avec eux le commerce que nous n’avons jamais interrompu. Nous ne cessons jamais de parler avec nos morts, nous ne cessons jamais de les savoir vivants, comme nous-mêmes. C’est notre justice. Nous ne croyons pas, nous n’avons jamais cru à la mort, à la leur comme à la nôtre, il faudrait une religion pour nous y soumettre l’esprit. Sous couvert de raison, l’athéisme est un sursaut du magique contre la loi de la mortalité. La religion avait la simplicité d’assigner une place à chaque chose, et les morts aux Champs-Elysées: on a à faire ici, on vous rejoindra plus tard. Nous, on croit les avoir mis sous dalle, on les tient dans des photos, dans des mots, on revient dans la vie, et puis les revoilà. Ils ne viennent pas nous tirer les pieds la nuit, ils ne nous grimpent pas sur les épaules, non, ils nous sont entrés dans les os. Ils sont notre indicible.


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    Chaque génération s’alourdit de la présence de ses morts en elle. Morts du privé ou morts politiques, morts naturels ou morts pour la liberté. Et les innombrables morts pour rien. Et à chaque fois, cette émouvante tentative de donner une morale à cette mort irrécupérable, inutile toujours, insensée. La mort est toujours un échec, perdu. Pour celui qui part comme pour ceux qui restent. (...) Mais une chose est d’honorer ses morts, autre chose est de s’en servir.. Ce que les vivants font des morts est terrible, ce que les vivants se font par morts interposés. (...) On dit que la famille est porteuse et source de vie. elle est plus souvent, je trouve, le lieu où l’on assume ensemble les morts; elle germe sur cette décomposition qui n’en finit pas. La famille a commencé vraiment avec le premier mort; et si elle se dissout maintenant, c’est peut-être qu’on en a expulsé la mort, en envoyant les vivants mourir dans les hôpitaux et les morts se faire voir ailleurs. Sans eux, elle ne tient plus. (...)


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    Famille, nation, groupe, parti, on a partout besoin de ciment pour cimenter la cause, et celui-là est encore le meilleur. Alors, parlons simplement de l’usage des morts encore en cours dans la sensibilité politique de gauche.


    Du Temps des cerises à La Butte rouge, du Chant des partisans à L’Affiche rouge, du Mur des fédérés à l’enterrement d’Overney, la mémoire proposée au peuple se balade à travers les panthéons et les fosses communes. Comme si l’histoire du peuple se réduisait en somme à celle de ses répressions et du martyre de ses meilleurs enfants. Et ce tabou sur la mort, cette aveuglante clarté qui interdit de voir la vie derrière elle. (...) C’est un tel argument d’autorité d’avoir des morts de son côté que les partisans d’une cause en rajoutent souvent, en inventent même au besoin: en mai 68, le mouvement étudiant s’estimait par-ci par-là à une dizaine de morts. Vrai ou faux, sans ça, de l’accord unanime, on ne fait pas sérieux, on ne ressemble à rien. Parce que c’est carrément la bourse des valeurs, il faut un minimum pour être coté. Combien elle vaut, cette cause-là? Des millions de morts, garanti, du solide. Et cette Commune de Paris-là? 30.000 au cours officiel, mais au marché parallèle, elle atteint 80.000. Alors que la valeur d’une cause, c’est ce qu’elle propose aux vivants, pas le prix que d’autres l’ont payée. Mais non; il faut que ça coûte, et que ça coûte cher. (...)


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    On en fait dire des choses à ces morts, il s’entend un bruit assourdissant devant leurs bouches closes. A chaque fois, le frère, le camarade sont morts à notre place; c’est nous qui devrions être ces cadavres, nous sommes des voleurs de vie, et nous n’oublierons jamais cette culpabilité-là. Alors nous n’osons pas les regarder en face, et comme des lieutenants plus féroces que leurs chefs, nous transmettons leur loi; nous nous l’appliquons à nous-mêmes et nous l’appliquons aux autres. Nous prenons plus ou moins la pose pour eux, alors qu’ils étaient, pourquoi pas, aussi humains que des vivants. (...)


    C’est difficile de ne pas sauter dans la morale, de ne pas faire des morts, des souffrances, des angoisses, des efforts, des espoirs qu’on y a mis, la source de sa fidélité à une cause. C’est curieux que, plus on a investi dans un engagement, plus il nous a coûté, plus il nous soit cher. “Tautologie, me dira-t-on, c’est bête comme chou: économie libidinale, tu connais?” C’est curieux quand même, ce désir de ne rien perdre, cette économie du prêté-rendu.(...)


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    C’est une déformation habituelle de l’esprit de famille que d’instaurer la loi du silence. (...) Pour ne pas “dire du mal” de la cause qu’on veut tant défendre, on avale sa langue; on ne dit rien et on n’en pense pas moins; et en effet on ne pense plus. Je la connais bien, cette loi défensive du silence, je l’ai respectée en mon temps, pour les meilleures raisons du monde, je pensais que tout linge sale doit se laver en famille. (...) Et de fait, ç’aurait été pour moi des contorsions de l’âme invivables encore que d’admettre, en un engagement politique, ou autre, une disposition qui ne soit pas entière, tout blanc ou tout noir, et de faire la part des choses, comme on dit. Si l’on pense qu’il y a plus de trois siècles et demi, Shakespeare n’inventait déjà rien en faisant dire tout uniment à Brutus meurtrier de son ami César: “There is tears for his love, joy for his fortune, honour for his valour, and death for his ambition”, alors que nous somme si peu capables encore maintenant de tirer les conséquences des fissures de notre mystique politique, on ne peut que mal augurer de la vitesse d’émergence d’une nouvelle sensibilité politique.(...)


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    Cette peur de la vie qu’on nous transmet. Et que pour exister il faut aller mourir. C’est donc une chose si terrible, l’histoire; ils sont donc si rares ceux qui la font, héros et martyrs marqués par la grâce; le peuple se voit donc toujours avec les lunettes de Mallet et Isaac, gangue malléable, “masses” où s’enchâssent quelques cristaux. (...) A qui profite-t-il, ce mythe de l’héroïsme révolutionnaire? Se souvient-on des lamentos unanimes sur la mort christique de Guevara? De la complaisance autour de son chemin de croix? Jusqu’aux photos de son cadavre, judicieusement choisies par les medias pour rappeler que le héros accompli est bien le héros mort. Guevara mort, superstar de la société du spectacle. (...)


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    Les mots sont dangereux, les mots font mal, les mots rendent con. Révolutionnaire ou non, l’”héroïsme” est un terme de spectacle. C’est le public, le regard tiers qui apprécie et consomme, qui fait le héros. Quand les mots virent au baratin esthétique, ils sont bons à jeter à la poubelle. “Courageux”, “dégonflé”, “honneur”, “sacrifice”, le “t’es pas cap” des petits enfants, ces mots manichéens mettent la barre si haut, ils parlent d’imaginaire et non de réalité. “La liberté ou la mort!”, elle est équivoque, la jubilation fascinée qui accueille si souvent ce cri. Elle est équivoque parce qu’elle fait entendre en écho: “La mort, pour sûr. La liberté, on verra après.” Mais la liberté et la vie, pauvres malades, la liberté dans la vie et la vie pour tous. S’il arrive que la mort soit inévitable, elle n’est pas utile pour autant. C’est le risque mortel qui est utile, la mort payée par surcroît ne sert à rien. Sinon à être récupérée par les survivants au gré de leur inspiration. (...)


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    Car ils sont bien manichéens, les caractères et les scènes du Pédagogic-Guignol de l’histoire, bien mal dégrossis, ils n’ont guère de rapport avec les humains et les situations du réel. Que comprendre à la vie avec les idées simples qu’on nous transmet, si l’on ne sait qu’applaudir ou huer? Quand on voit le désastre que c’est, les idéaux qui s’effondrent, les espoirs vagabonds, les gens tout cassés, l’amertume, le dégoût, la fermeture, on se dit qu’il est grand temps de changer de morale. De morale, de vocabulaire, et de tout l’arsenal des idées avec. Quelle chance, non mais quelle chance historique on a de vivre à une époque où tout craque et où tout va renaître. (...)


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    On choisit un homme et pas un autre, on lui donne son nom, parmi des milliers de pékins semblablement engagés dans un même élan. Ici Guevara, là Colonel Fabien, ou le Soldat Inconnu, ou Stakhanov. (...) Il est si dérisoire, ce tableau d’honneur des nominations. De la Résistance en France, on s’inspire sourdement encore, de la façon la plus hasardeuse (...) Peut-être marque-t-on le désir d’une époque dont on est sûr que l’Histoire était là, avec sa majuscule. Depuis si longtemps on tend les bras, on tâtonne, et les mains happent le vide. L’Histoire était là, autour, elle est partie, elle passe, on entend son frôlement, son rire, on crie des mots familiers pour la retenir un instant. Poignante Histoire, comment ne pas désirer s’endormir sous son regard?


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    Une cause a toujours besoin de héros, dit-on, les idées s’incarnent dans des hommes. L’aventure de vivre est si périlleuse et inconnue que l’on cherche des figures humaines qui vous prennent par la main et vous mènent dans le labyrinthe des conflis et des écrasements.(...) Les hommes de pouvoir, on les loue, on ne les chante pas, ils ne font pas rêver. Les héros sont éphémères comme un oiseau du matin, ils tombent à peine levés, et le peuple chante leur geste avec nostalgie. (...)


    Mais pourquoi mettre des majuscules à l’histoire? L’histoire est une, elle coule à travers le temps, présente en tous, la mémoire vient des entrailles.(...) Il suffit d’ouvrir les yeux pour voir que les gens sont capables de tout. N’importe qui est capable de tout, des pires saloperies comme de pures merveilles, selon les situations où il se trouve, où il s’est mis. Pourquoi faire un sort à des “qualités”, courage, honneur, héroÏsme, etc, dont chacun devrait savoir qu’il possède une étincelle, pourquoi ce bluff de les faire croire exceptionnelles? Tout le monde se jette à l’eau pour sauver son enfant, s’il en a un, et qui se noie, sans prendre le temps de se demander s’il sait nager. L’héroïsme fait partie, avec tout le reste, de l’incommunicable de chacun, que chacun est seul à savoir ou à découvrir. (...)


     Après tout, s’il n’y en a qu’un, l’instant d’héroïsme de chacun est le moment solitaire où son trépas approche. (...) On me dira: “Chacun a les héros qu’il peut. Toi, tes héros, ce sont les vieux qui meurent dans leur lit et qui ont peur?” Je dirai: rien n’est question d’esthétisme, mais de sincérité. Et si l’on est capable de vivre en se sachant mortel, de quoi n’est-on pas capable?


                                              © Annie MIGNARD