Annie Mignard  écrivain

discussion sur ce que sont des co-auteurs

(à propos de “La mémoire d’Hélène”, Ed. Maspero/“La mémoire du peuple”)

Annie Mignard, “L’un écrit, l’autre signe”, La Quinzaine littéraire

Philippe Lejeune, “L’autobiographie de ceux qui n’écrivent pas. Qui est l’auteur?” dans “Je est un autre”, Seuil


Rachel Ertel, “Jeux et enjeux de la mémoire et de l’histoire

Revue française de psychanalyse vol. 49/4 ,La Mémoire du psychanalyste”, PUF 1985



C’est l’histoire de mon amitié explosée avec une mamma juive hongroise immigrée depuis 1930, Hélène Elek, dont j’ai connu la tribu avant de la connaître.

Hélène Elek était déprimée de la mort de son fils aîné, fusillé dans les FTP-MOI, un de L’Affiche rouge chantée par Aragon, Thomas Elek, dont elle avait fait donner le prénom à une douzaine de garçons nés depuis. Je connaissais pour ma part deux de ses petits-fils Thomas.

J’ai pensé qu’elle serait moins déprimée si le souvenir de son fils pouvait durer en papier. J’ai dit à ma vieille amie: “Hélène, vous voulez qu’on fasse un livre ensemble?


Elle parlait mal le français et ne l’écrivait pas. Et comme ce qu’elle disait sur son fils pendant la Résistance était trop peu pour un livre, je l’ai interrogée (et aussi ses enfants) sur sa vie.

La transcription que j’avais tapée de mes interviews a été refusée par deux éditeurs(“Cette femme communiste n’a rien compris”, pour l’un. “Trop gros travail littéraire à faire”, pour l’autre).

Un an plus tard, l’éditeur François Maspero a accepté mon projet, y compris une postface, dans sa collection “La mémoire du peuple”, et nous a fait un seul contrat à deux co-auteurs siamoises.

J’ai rendu le manuscrit, intitulé “La mémoire”(au féminin), et non “Les mémoires (au masculin pluriel) d’Hélène”. Quand j’ai reçu les épreuves à corriger, mon nom était absent.


En respect du contrat, j’ai demandé à avoir mon nom à égalité sur la couverture, comme le faisaient au même moment les meilleurs éditeurs (Minuit). François Maspero a répondu qu’il allait sortir le livre sans mon bon à tirer, selon le désir d’Hélène Elek de n’avoir ni co-auteur ni postface.

J’ai bégayé tellement pendant deux mois que j’étais inintelligible.

Puis François Maspero a proposé qu’elle soit auteur et moi nègre. Comme, loin d’être “nègre” de l’éditeur tardif, j’étais à l’origine du livre que j’avais proposé comme acte d’amitié à ma vieille amie, j’ai refusé. De même qu’un tableau de Magritte représentant une pomme écrit “Ceci n’est pas une pomme”: c’est un tableau, de même un livre n’est pas “une vie”: c’est un livre.


Philippe Lejeune a extrait, de notre polémique dans les médias qui s’en est suivie, mon article dans La Quinzaine littéraire, “L’un écrit, l’autre signe”, et celui de François Maspero “Qui est le nègre?”, pour illustrer un chapitre de son essai Je est un autre”, intitulé “L’autobiographie de ceux qui n’écrivent pas. Qui est l’auteur?”, sur les nègres et les “autobiographies au magnétophone” de gens du peuple.

Voir aussi tous les commentaires de Qu’est-ce que des co-auteurs?, et parmi eux les commentaires d’inspiration plutôt historique sur “L’un écrit, l’autre signe”.


Dans la Revue française de psychanalyse, numéro sur “La Mémoire du psychanalyste”, Rachel Ertel utilise cette polémique pour réfléchir aux “Jeux et enjeux de la mémoire et de l’histoire”.

Rachel Ertel

“JEUX ET ENJEUX DE LA MÉMOIRE ET DE L’HISTOIRE”

Revue française de psychanalyse vol 49 n° 4, “La mémoire du psychanalyste

PUF 1985, pp. 1029-1052 (pp 1038-1039, 1042, 1043-44)


Extraits


    P. 1038, 1039: “L’importance primordiale attribuée à l’individu par l’ère de la psychanalyse a également eu pour conséquence d’inciter les historiens à accorder une signification nouvelle dans leur réflexion à ce qui semblait n’appartenir qu’à la sphère de l’intime, notamment à l’autobiographie. (...)


    A côté de l’autobiographie classique, tout un nouveau domaine est en train de se développer par le biais des “autobiographies de ceux qui n’écrivent pas” (Philippe Lejeune, Je est un autre, Paris, le Seuil, 1980, p. 229), c’est-à-dire de l’histoire orale dont le rapport avec la mémoire individuelle et la mémoire collective, et donc la relation à la discipline historique, sont extrêmement complexes et controversés. (...)


    P. 1042: Paradoxalement, cette quête du passé ne vient pas des milieux de droite, de nostalgiques maurrassiens du terroir, mais de ceux qui se réclament du progressisme ou de la gauche, non pas au nom de valeurs immuables, mais au contraire dans le souci d’ébranler le statu quo.(...)


    P. 143-144: Outre les problèmes généraux aussi anciens que l’écriture même de l’histoire (...), le récit de vie et l’histoire orale contemporaine en posent une multitude d’autres où les fils de la mémoire et de l’histoire s’enchevêtrent de façon inextricable.


    Quand Maspero voulut publier dans sa série Le Mémoire du peuple (Erreur: ce n’est pas Le Mémoire au sens de requête, rapport, exposé, mais La Mémoire au sens de faculté de se souvenir du passé. Note d’Annie Mignard), les souvenirs d’Hélène Elek recueillis par Annie Mignard, une polémique qui alla jusqu’aux tribunaux (Erreur: jusqu’à une réunion commune avec nos avocats. Note d’Annie Mignard) opposa les deux parties. Qui donc était l’auteur de Le Mémoire d’Hélène? (La Mémoire d’Hélène. Note d’A. M.) Au-delà de l’anecdote, le problème qui se pose est un problème de fond. Démocratiser l’histoire, la déprofessionnaliser, est-ce à dire que les anonymes, les muets de l’histoire prennent eux-mêmes la parole, s’emparent enfin du discours? Quel est le sujet de ce programmatique “démocratiser”, “déprofessionnaliser”? Que signifie donner la parole à la majorité silencieuse et qui la donne? Quant à la mémoire, qui est censée s’exprimer par cette parole reconquise, elle n’est pas non plus spontanée, elle est suscitée. Cette sollicitation peut venir de deux sources: une source éditoriale et une source scientifique, de consommation ou de connaissance, ou les deux à la fois.


    L’enquêteur littéraire travaille généralement seul et cherche à aboutir à un texte lisible et vendable (...) Quoi qu’il en soit, le rapport entre l’enquêteur et l’enquêté est un rapport d’inégalité. L’enquêteur est d’emblée une sorte d’”agent double” (Philippe Lejeune, op. cit., p. 281): il est le catalyseur du récit et se prépare à en être le narrateur. Ce décalage suscitera, infléchira, orientera un récit qui n’est qu’à l’état virtuel et qui s’élaborera au cours de l’enquête. La mémoire ainsi explorée n’est pas une chose mais un processus qui s’organisera grâce à l’interaction des deux interlocuteurs. Mais quoi qu’on fasse, la parole, captée par “le circuit officiel”, que ce soit l’édition ou l’université, est fondamentalement ambiguë.


    “On peut obtenir la collaboration du modèle et tenir un discours sur lui en lui donnant la parole et en ayant l’air de citer un discours de lui.”

    “La mémoire pure ou la parole authentique collectée se trouve ainsi avoir deux “sujets” qui la supportent: celui qui, fugitivement, le temps d’une enquête se souvient et parle, et celui qui écoute, construit le souvenir et l’intègre à l’univers de l’écriture...” (Philippe Lejeune, ibid. p. 261 et 269-270)


                                               © Rachel Ertel