Annie Mignard  écrivain

dossier de presse de “Le Père”



LE MONDE - Michel Contat


NÉ À LA PLACE D’UN AUTRE

Mai 68 comme dette d’une génération aux morts de la Résistance



Auteur de La Vie sauve (1) et de Sept Histoires d’amour (2), Annie Mignard a choisi, dans son deuxième roman Le Père (3), de se sauver (comme on dit sauver un texte, éviter qu’il ne s’efface) en misant tout sur la mise en mots de la vie comme elle la sent, la pense, en jouit et en souffre, la déplore et la célèbre. Cela n’a rien à voir avec l’autobiographie, cette mise en mots de soi. Son premier roman aurait mérité le titre magnifique de Godard Sauve qui peut (la vie). C’était une élégie optimiste, une “exploration voyageuse” d’un monde: Paris; et un regard aigu sur la passion (3). Dans Le Père, tenant le programme qu’elle assigne à la littérature qui compte pour elle, Annie Mignard se livre à une méditation historique à travers le roman d’un soixante-huitard qui frôle la folie et la sublime dans l’art auquel il s’est donné, la mise en scène de théâtre (il monte le Roi Lear, une histoire de père).


Ce pourrait être, sous la plume d’un psychanalyste, une histoire de cas. Serge a reçu ce prénom parce que c’était celui de son oncle, mort en héros de la Résistance. C’est la grand-mère, femme hyperboliquement mère, source étouffante de vie comme un lait trop abondant, qui le lui a donné, en imposant sa volonté à sa fille et à son gendre, géniteurs dociles d’un enfant qu’elle a voulu pour remplacer le sien.


Cette culpabilité, être né à la place d’un autre qui a donné sa vie pour une cause qui était la vie même, la liberté, Serge la vit comme un amour filial: son père d’élection dont il sent à son côté sans cesse la présence comme une force magnétique, c’est l’autre Serge, le premier, le seul, dont il porte le prénom si écrasant que son patronyme en est oublié. Pour que cette force devienne positive, il faudra que Serge tue en lui le cadavre putréfié qui croissait sous sa peau comme une faute irrémissible: celle de lui avoir pris sa place sur la terre. Il faudra qu’il paie sa dette pour conquérir sa propre vie, sa vie non de répétition, mais de création. Ce thème de la dette aux morts, de la présence des morts dans notre vie, de notre dialogue passionné avec eux, prend forme au coeur du roman.



Jamais sans doute n’avait été évoqué aussi justement le moment historique de 68 au Quartier latin comme une dette payée par une génération aux morts de la Résistance, dans une sorte d’extase de l’imaginaire et de la culpabilité.


Annie Mignard paraît savoir que le père, on le tue toujours trop ou trop peu, alors qu’il importe de faire sa paix avec lui, en lui donnant une place vivante non pas à l’intérieur de soi, où il ne peut que vous vampiriser, mais à côté, comme un compagnon de cet exil qui rend créateur. Son optimisme d’écrivain est d’y croire, en insufflant aux mots cette croyance, il faudrait presque dire cette foi littéraire, qui va jusqu’à la jubilation, peut-être parce qu’elle est femme et qu’elle rêve les hommes à son image; son art, enfin, est de nous y faire croire, de nous rendre cette réconciliation filiale si désirable.


Le Père comptera beaucoup pour tous ceux qui ont été touchés par l’aile d’une autre vie, autour de 68. Ceux qui n’étaient pas nés alors pourraient trouver dans les passages les plus prenants de ce roman un état d’esprit, tantôt torturé, tantôt animé d’une sorte de gaieté farouche, qui les a forcément atteints par leurs parents, ces survivants d’une défaite qui ne s’y sont pas résignés parce que, dans l’instant, elle fut une victoire de la poésie sur la terne prose des bilans du siècle; Le Père est une belle victoire pour la littérature.


Michel Contat




(1) Grasset 1981

(2) Ramsay/”Mots” 1987

(3) Seghers/”Mots” 1991

(4) Annie Mignard avait réalisé en 1985 pour Autrement une entreprise audacieuse, sous le titre Ecrire aujourd’hui”: susciter et rassembler des “autoportraits d’écrivains sur fond de siècle”. Observant le tout, elle concluait: “Des thèmes naissent ou reviennent après une longue absence: la méditation historique, l’aventure et l’exploration voyageuse du monde, la passion, le romanesque.” C’était bien vu, pour la fiction; mais c’était aussi un voeu qui n’a pas été entièrement réalisé, si l’on considère la place de plus en plus envahissante que prend la littérature autobiographique.