Annie Mignard  écrivain

dossier de presse de “Le Père”

ouvrage à l’étranger 

interview en “français langue étrangère”


Annie MIGNARD

               Mai 68



Réponses à 7 questions de Gro Lokøy, qui a fait les annotations en “français langue étrangère” dans “Contrastes

Ed. Gyldendal, Oslo, Norvège , 2004

                                    



Quinze jours de révolte en mai 68 changent la société française. Les étudiants de l’université de Paris ont manifesté et, par la suite, la France a été paralysée par une grève de treize millions d’ouvriers.


Annie Mignard est née à Nice, mais elle habite Paris où elle est auteur de romans, de nouvelles et de pièces de théâtre. Elle a participé aux émeutes de 68 et elle en a aussi écrit un roman,Le Père (Seghers 1991). Voici ce qu’Annie Mignard raconte sur son livre et les événements...

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Annie Mignard - Dans mon roman “Le Père”, j’ai raconté des épisodes de mai 68 et surtout ce que j’avais ressenti: qu’on est pris dans une chaîne d’histoire qui unit les générations de vivants aux morts qui nous ont précédés. Que les moments d’Histoire sont ceux où cette union se soude. Que nous sommes avant tout des fils et des filles. Que les morts nous aiment et que nous ne sommes pas coupables de les avoir remplacés sur la terre, mais que nous les continuons. Que l’histoire est une sorte de théâtre collectif, profond et sérieux, parce qu’une société n’est pas que de la réalité, mais aussi du symbolique, et un imaginaire collectif.


Gro Lokøy - Que s’est-il passé en mai 68?


A.M. - Il s’est passé une réparation symbolique: en France, comme dans les pays (Allemagne, Italie, Angleterre, Etats-Unis, Japon...) qui avaient fait la guerre de 1939-1945, mai 68, une génération plus tard, a renoué le fil symbolique (de citoyenneté, d’image de soi) que nos pères avaient rompu, par Auschwitz, Hiroshima, l’Exode devant les Allemands, la perte coloniale.


G.L. - Comment est-ce que tout a commencé?


A.M. - Depuis des années, il y avait une effervescence révolutionnaire, anti-impérialiste (contre la guerre américaine au Viet-Nam), antipsychiatrique, etc. Début mai, on arrêta des meneurs et on ferma l’université de la Sorbonne. Les étudiants mis dehors ont donc manifesté une semaine dans Paris, de plus en plus violemment et nombreux, pour faire libérer leurs camarades et rouvrir la Sorbonne. Jusqu’au soir du vendredi 10 mai où, revenus au Quartier latin, ils l’ont hérissé de barricades sous les yeux des CRS (compagnies républicaines de sécurité) enfermés dans leurs cars.


    La stratégie du pouvoir était de provoquer la confrontation pour écraser une bonne fois la contestation. Tard dans la nuit, on a libéré les CRS de leurs cars, qui ont repris le quartier avec brutalité. Mais cette répression a basculé l’opinion, et le monde ouvrier s’est joint au mouvement. Un état insurrectionnel et une grève générale ont duré tout mai.


G.L. - Pourquoi étiez-vous à Paris en mai 68?


A.M. - J’étais étudiante en droit, militante révolutionnaire à l’UEC (Unions des étudiants communistes, oppositionnelle au Parti communiste), proche de la clinique psychiatrique de La Borde (que co-dirigeait Félix Guattari). Je vivais en commune, manifestais, etc., et faisais des enquêtes pour gagner ma vie.


G.L. - Comment avez-vous participé aux émeutes?


A.M. - Début mai 68, je manifestais tous les jours. Le soir des barricades, dans la foule, j’ai dépavé un coin du boulevard Saint-Michel et aidé à construire une barricade. La nuit se prolongeant, je suis montée sur la Montagne Sainte-Geneviève voir l’étendue des travaux et quand les CRS ont chargé, j’étais à la dernière barricade reprise, dans l’étroite rue Thouin. Pour abaisser les fumées des lacrymogènes, les habitants aux fenêtres jetaient entre nous des seaux d’eau. J’étais au deuxième rang et j’ai lancé un pavé contre les CRS à quinze mètres, en faisant un lob par-dessus l’étudiant qui était deux mètres devant moi. Le pavé était si lourd qu’il est retombé contre son bras en lui rasant l’oreille. Il a remué l’épaule comme si une mouche le gênait, sans se rendre compte que j’avais failli le tuer. Je me suis résignée à faire la chaîne et à lui passer les pavés suivants. Puis quand les CRS ont passé la barricade, j’ai couru me réfugier chez des copains qui habitaient là. De derrière les vitres, sans qu’on entende un bruit, on voyait les CRS courser et matraquer à terre des manifestants. C’était affreux.


    Je ne me suis fait prendre qu’une fois par la suite, alors que j’allais à Flins, au nors-ouest de Paris, où les ouvriers grévistes de l’usine de voitures Renault se battaient contre les CRS. Avec quelques autres, rencontrés dans un des rares trains qui roulaient encore depuis la gare Saint-Lazare, on était descendus l’arrêt d’avant pour couper à travers champs. A la sortie d’une forêt, des CRS nous sont tombés dessus. A côté de moi, un grand étudiant américain s’est mis à trembler et m’a dit: “Tu peux dire que je suis avec toi? Je n’ai pas de papiers, on va m’expulser.” Un CRS lui dit: “Tes papiers?” J’ai dit: “Il est avec moi.” J’ai reçu une torgnole qui m’a tourné la tête de cent-quatre-vingt degrés. Heureusement le chef arrivait derrière, on nous a embarqués pour la caserne des Gardes républicains du boulevard Henri IV, fichés et libérés.


G.L. - Quel a été le résultat des émeutes? Est-ce que les étudiants et les grévistes ont obtenu ce qu’ils demandaient?


AM. - Pour les ouvriers, il y a eu les accords de Grenelle, une augmentation des salaires de 20%, aussitôt reprise par l’inflation qu’elle a entraînée. Pour les étudiants, le pouvoir, prudent, a éclaté l’université de Paris en treize universités éparpillées jusqu’en banlieue, et asphalté le Quartier latin, tout en ouvrant une université expérimentale à Vincennes (où j’ai enseigné en 1969).


    Mais des mouvements comme ça ne sont pas matérialistes. Ils sont symboliques, ils portent sur le contrat social qui unit les citoyens, sur le sens de la société: on ne demandait rien. On voulait changer le monde.


G.L. - Pensez-vous que ce qui s’est passé a été important?


A.M. - Mai 68 est un mouvement révolutionnaire de l’importance des Journées de 1830 ou de 1848 en France. Il a changé en profondeur la société.


    Une droite dure est venue, en réaction, au pouvoir. En même temps, des contraintes qui corsetaient la société ont éclaté. De là datent la décentralisation, la libération des moeurs (femmes, homosexuels, famille...) et de la parole, etc.


G.L. - Est-ce que les événements de ces semaines ont influencé votre vie après?


A.M. - J’ai mis dix ans à me remettre du deuil de mai, de la grâce, de la vérité et de la simplicité de nos rapports citoyens, durement réprimés. Evidemment on a continué: après, j’étais proche des anars, avec lesquels j’habitais dans l’appartement de Dany Cohn-Bendit exilé à Francfort. En 1981 j’ai publié mon premier roman dont le titre, La Vie sauve, exprimait mon état, car c’était écrire ou mourir. Et je suis devenue écrivain.


                                              © Annie Mignard