Annie Mignard  écrivain

Annie Mignard


   Forme rendue nécessaire par l’histoire                                                   

                        exemple du Boucher Tusco

                        




Forme rendue nécessaire par l’histoire” est extrait de ma thèse La Fiction brève ou fragmentée dans la littérature française depuis les années 1980 (1980-95), Presses Universitaires du Septentrion, collection “Thèse à la carte” 2001 - 2è Partie: Esthétique. Chapitre 2: Formes. 2,2: Pièces à forme, pp. 241-244.

                                                                                

La forme se voit mieux dans une fiction brève. Elle répond, dirait Frank Kermode, au besoin d'un "irréductible minimum de géométrie", et entre dans la "fonction consolatrice" de la fiction.

Les formes que l'on peut rencontrer dans les nouvelles sont parfois l'application d'un choix formel qui a été posé d'abord. Mais souvent l'histoire à raconter vient en premier. Parfois elle rend nécessaire une forme particulière. Les formes qu’on trouve alors sont l'expression plastique de leur sujet et correspondent à un type d'écoulement du temps,

Je m'en suis rendu compte en étant obligée de recourir aux laisses épiques pour écrire ma nouvelle Le Boucher Tusco.

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Peut-être peut-on faire l’hypothèse que la forme est liée à un mode d’écoulement du temps lorsque l’histoire, ce qu’il y a à raconter, vient en premier et que la forme vient après comme une nécessité.

Ainsi, la forme de “train” de strophes de ma nouvelle Le Boucher Tusco, qui saute aux yeux, n’était pas préméditée. Elle a été rendue nécessaire une fois le début de l’histoire écrit. Le point de départ en était l’histoire, que j’avais entendue quelques années auparavant dans un village ligure, d’un peintre anglais qui vivait sur la colline avec l’ancienne buraliste, femme du boucher, dont il était tombé amoureux en venant un mois pour peindre. Ils ne descendaient jamais au village, où demeurait toujours le boucher, excepté que leur voiture pouvait passer la nuit sans lumières. Ce qui m’intéressait était le coup de foudre qui dure, le boucher me paraissant un gêneur peu sympathique, personnage secondaire que je comptais négliger.

J’ai fait arriver le peintre aux premiers mots, et se mettre à peindre. Il m’a paru alors qu’il y avait une contradiction. D’une part, tout découlait du hasard de l’arrivée de l’étranger. D’autre part la suite de l’histoire restait dans mon esprit très nébuleuse, et je voyais que, loin de “découler”, elle allait s’envaser et s’ensabler. Il lui fallait quelque chose qui la tire de là.


Je me suis souvenue d’avoir rencontré une forme énergique. C’était  une forme visuelle de train dans laquelle se succédaient des rectangles noirs, égaux et brefs, séparés par des blancs réguliers, comme les wagons d’un train qui passe, et cette forme, je l’avais rencontrée dans les pages d’un livre que je suis allée vérifier aussitôt, La Chanson de Roland.

C’était bien la forme énergique qu’il fallait: des rectangles noirs séparés de blancs, et cela signifiait donc que j’allais écrire des strophes ou des “laisses épiques”. J’ai écrit la première strophe et, en passant à la deuxième, j’ai vu qu’en effet la forme entraînait le temps. Mais elle entraînait beaucoup, à une vitesse plus grande que celle à laquelle j’allais moi, à cause de ces blancs, qui étaient autant de sauts qui me propulsaient vers du nouveau, dans une scène nouvelle.


Quand mon moment n’avait pas dit tout ce qu’il avait à dire, et qu’il fallait que je freine pour y rester encore un peu, je me raccrochais à l’un de ses éléments que je reprenais en goupille. Cet élément rattachait son “wagon” au précédent par-dessus le blanc; mais en même temps il causait par sa répétition - ce qui n’était pas prévu mais était inévitable - un alourdissement de cette démarche piétée. Ainsi, au milieu de la nouvelle (où les goupilles sont: il entre/ Sullivan est entré/ Quand il voit entrer Sullivan):


“C’est une journée ensoleillée et la lumière est vive sur les collines. Sullivan descend à Calvisio parler au boucher Tusco. Il veut lui dire: “J’aime Livia.” Il suit le torrent jusqu’au village, passe le pont et arrête sa voiture sous l’ombre des pins. Puis il entre dans la boucherie. Du tabac, sur la placette en triangle, Livia l’a aperçu. Elle craint ce qui va se passer. Elle ferme sa porte à clef et traverse en toute hâte.


“Sullivan est entré dans la boucherie, et sent l’odeur douce du sang des viandes. Dehors, sur la route, le soleil se réverbère. Le boucher Tusco est seul; son commis n’est pas là. Tusco est grand et fort. Son cou est large, ses cheveux noirs bouclent court sur son front. Il a remonté ses manches bleues sur ses bras, et son tablier blanc tombe jusqu’au sol. Des deux mains, il manie la viande et le couteau sur l’étal de bois.


“Quand il voit entrer Sullivan, Tusco le regarde de côté...”


Cette forme urgente par elle-même a eu immédiatement d’autres conséquences en chaîne: sur les personnages et leurs comportements; sur le fait que l’histoire (d’amour) du peintre n’avancerait pas par les deux premiers personnages, mais par ce que ferait le troisième, le boucher, dont la réaction permet ou interdit l’histoire, et qui, de très secondaire, est ainsi passé à la première place.

Par conséquent j’ai dû me mettre dans son innocence pour décomposer son comportement, et j’ai trouvé sa jalousie. Donc, d’un coup de foudre, l’histoire est devenue, contre mes préférences, l’histoire d’un boucher jaloux, d’où le titre, Le Boucher Tusco.


J’ai dû par compensation équilibrer les deux autres personnages, et comprendre pourquoi ils étaient aussi intransportables que le boucher hors de ce village, donc que le peintre ne peut peindre que là.

Mais si le boucher était jaloux, dans une épreuve si dure, un lieu si clos, et avec tant de couteaux, pourquoi ne les a-t-il pas tués? Car je voulais qu’aucun ne meure.

Il n’y avait qu’un moyen, qui était la topographie du village, que j’avais vue, avec son unique route, le boucher près du pont, et le tabac en face. La topographie devenait donc primordiale à faire sentir, depuis les collines jusqu’à la mer, pour qu’il y ait stratégie de non-drame.

    Et la stratégie (du village collectif, des villageois) était donc d’amener le boucher à ne pas tuer le peintre anglais et la femme, en le fatiguant à courir les chercher partout, puis plus près, puis à revenir s’arrêter devant sa boucherie, vaincu, comme un taureau dans l’arène qu’on amène, en plusieurs étapes, à s’immobiliser dans la place précise de sa mise à mort.

Il restait à soustraire, par une invisibilité qui est une sorte de mort symbolique, les deux autres protagonistes de son regard pour qu’il accepte la réalité en la niant.


Ainsi la forme nécessitée ici par l’histoire est liée à un mode d’écoulement du temps, lequel a tout changé, interverti et modelé, y compris un style simple. Mais la forme n’est pas première: ni choisie antérieurement à l’histoire, ni non plus première en importance, car les strophes durent ce qu’elles ont à dire, la matière résiste, et malgré mes efforts pour les raccourcir, les strophes finales s’allongent.

Pour compenser cette rupture d’unité plastique dans la dernière et la plus longue strophe, j’ai changé la voix, qui baisse, j'ai adouci les sons, allongé les phrases et rendu interrogatif le ton comme une rémanence sensorielle et nostalgique de quelque chose qui vient de passer:


“Et quand le soir tombe et qu’on n’y voit plus, à partir de chien et loup, du côté du pont, qui peut distinguer une voiture noire qui passe, dans le noir de la nuit?”


Ainsi cette forme segmentée, tronçonnée, prend une temporalité et un sens particulier par son application: elle est hâtée, tout d’une pièce, fatalité.


                © Annie MIGNARD

sur mon travail

Manuscrit_Tusco.html