Annie Mignard  écrivain

Histoire contemporaine

Annie MIGNARD




          Va voir là-bas si j’y suis



J’ai écrit “Va voir là-bas si j’y suis”, dans la revue Utopie, de juillet 1977, intitulée ce trimestre-là “Le Désordre”: revue espérante comme son nom l’indique.

                                          

J’ai écrit “Va voir là-bas si j’y suis” sur la très passionnelle “affaire Mireille Deconinck” qui a opposé devant les tribunaux deux icônes du mouvement des femmes, devenues adversaires: l’ex-Psychépo (pour Psychanalyse et Politique) autour de sa fondatrice Antoinette Fouque, dirigeant les Editions Des Femmes; et l’ex-prostituée porte-parole du “mouvement des prostituées de Lyon” deux ans auparavant (à propos duquel j’ai écrit “Propos élémentaires sur la prostitution”), Mireille Deconinck, engagée puis licenciée par lesdites Editions Des Femmes.


Les esprits, tout autour, se sont effroyablement échauffés. Je connaissais ça. J’avais vécu de ces échauffements d’esprit à l’UEC, à la clinique de La Borde, et au Groupe de femmes que j’y avais créé (“J’ai fait le premier groupe de femmes”). J’ai écrit “Va voir là-bas si j’y suis” comme un seau d’eau fraîche, pour dire qu’il fallait raison garder.

                                         

Aujourd’hui, les problèmes de l’affectivité inconsciente investie en politique restent inchangés: “Va voir là-bas si j’y suis” s’interroge sur l’implication aveugle, sauvage, féroce, primitive, du symbolique et de l’imaginaire dans la chose politique, dans la res publica. Et sur la primordiale et lancinante recherche de légitimité.


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    Si l’on pouvait retirer un peu de tolérance du double procès qui a secoué en mai-juin 1977 le mouvement des femmes, ce serait déjà ça. D’un côté, les Editions-Librairie des Femmes, ex-groupe Psychanalyse et Politique, du M.L.F. (nom général du mouvement de libération des femmes), attaquaient Mireille Deconinck, ancienne employée, ainsi que le collectif Mon Œil, pour vidéo diffamante.

    De l’autre, Mireille Deconinck, ex-Barbara, porte-parole des prostituées de Lyon de 1975, attaquait la Librairie des Femmes pour licenciement abusif.

    Les premières réclamaient à la dernière 1 franc symbolique et jusqu’à 50.000 francs de publication dans la presse. Ca relevait de la censure. Il y a eu non-lieu. Si elles avaient gagné, je n’aurais plus ouvert la bouche, ça devenait un luxe de s’exprimer.

    La seconde réclamait aux premières 100.000 francs, soit trois ans de salaire pour un licenciement après dix mois de travail. Ca relève du racket. Elle a été déboutée. Si elle avait gagné, je courais me faire embaucher par la Librairie des Femmes pour me faire vider illico, la planque, enfin.


                                Tuer la mère

   

    Autour du show, les spots des médias. La revanche d’autres groupes M.L.F., comme les Féministes, qui règlent aussi de vieux comptes avec Psychépo en soutenant Mireille Deconinck. Des remous de violence, de haine, de dégoût parmi les unes et les autres, refaisant bien opportunément l’unité artificielle du mouvement contre une bouque émissaire, Antoinette, comme on nomme Antoinette Fouque, leader fortunée et analyste de la Librairie des Femmes. Une haine qui a si peu de recul, si peu d’humour, qu’on se dit qu’il est nécessaire dans la vie de tuer symboliquement quelqu’un - une figure de mère est-on obligé de constater en l’occurrence - il n’y a pas de quoi en faire tout un plat.

    On me dira qu’elles l’ont bien cherché, à la Librairie des Femmes, en faisant les prétentieuses, en refusant de parler, en assénant à tort et à travers de méchants coups d’analyse sauvage sur tout ce qui bougeait. Oui, elles l’ont bien cherché. Justement, de le voir, ça aurait dû mettre un peu de rêverie dans cette débauche d’adrénaline.


                          Pas d’hommes entre nous!


    Deux étapes dans le mouvement d’opinion féminin qui s’est exprimé autour de ces procès. D’abord la Grosse Bertha déversant des tombereaux de boues et d’injures, enrobant quelques cailloux justifiés, sur la Librairie des Femmes.

    Puis, la canonnade s’essoufflant, des voix se sont élevées dans la plaine pour prêcher la sororité et la honte d’exposer ainsi nos conflits devant un tribunal bourgeois et la loi des hommes. Réglons les choses entre femmes, faisons un tribunal de femmes.

    Justement, on a eu un aperçu de ce que pouvait être un tribunal de femmes: après le non-lieu qui clôturait le procès en diffamation intenté par la Librairie des femmes contre Mireille Deconinck, les juges se sont retirés. Les femmes présentes dans la salle d’audience ont envahi le prétoire - c’était rafraîchissant - et, grimpées dans les sièges des juges, ont improvisé sur le tas un procès d’où il est ressorti que la Librairie des Femmes était coupable - c’était glaçant.

    Je me méfie de la Justice en appareil, celle du peuple, celle des pairs, tout pareil. Les tribunaux de femmes risquent fort de ressembler à ces tribunaux populaires d’inspiration maoïste qui ont fait la joie de Bruay-en-Artois en hurlant à la mort contre un notaire qui, à manger deux steaks par jour, et saignants peut-être, confirmait par là-même son goût de la chair fraîche et se désignait comme le criminel cherché.


                       Tu n’es pas légitime, tais-toi


    Je me méfie des gens qui se trouvent légitimes, ça les rend presbytes. Ainsi, petit exemple, on a reproché aux Editions des Femmes de se faire défendre par un homme, Me Kiejman. On a oublié de regarder sous les quatre robes qui défendent Mireille Deconinck et le collectif Mon Œil: il y a, que faites-vous là, un homme, Me Dumas.

    Soit dit en passant, je ne crois pas que l’esprit d’une femme, dans ce conflit complexe qui invoque la lutte de classes et le droit à la propre image, soit plus pur que celui d’un homme. Il me semble qu’il y a, dans cette dénonciation automatique de toute apparition masculine, simple imposition terroriste d’un principe contraignant de sororité, dont on se demande ce qu’il peut bien recouvrir de réel.

 

                             Il faut “en être”

 

    Il est vrai, pour en revenir à l’interpellation légitimiste, que, les premières, les femmes de Psychépo ont pratiqué, envers leurs opposantes, le “d’où tu parles?” perforateur, qui a l’avantage d’exclure tout en clouant le bec. Recherche de légitimité qu’on a trouvée dans tout groupe ou mouvement voulant changer-la-vie, mais fondée sur l’ignoble mise en place d’un petit corps de lois. Tais-toi. Tu n’as pas la parole. Tu t’es vu? Tes paroles te disqualifient... Au nom de qui? Au nom de quoi?

    Il devient impossible d’ouvrir la bouche innocemment, il faut sortir ses badges, invoquer son pedigree, montrer sa culotte ou sa feuille de paie, se soumettre au système de surveillance universel qui décidera de ta transparente conformité aux données échangeables de la socialité. Oblitéré avant tout échange. Précuit. Mort avant usage. Dans cette histoire de procès, il a semblé très important d’en être. Etre quoi? Une femme, une femme du mouvement, une pas exclue, une soeur, une reconnue par ses paires. Et ainsi, cette bataille de femmes, au lieu de poser les réels problèmes de fond, ceux qui motivaient la haine et la violence, s’est bornée à préserver des images et des mythes.


     Le mythe romantique de la prostituée au grand cœur qui se rachète


    On a vu, au fil des jours et des communiqués, les parties naviguer au plus près des échos renvoyés par la rumeur et les médias, pour ajuster leur position de façon à présenter au public l’image idéale et simpliste: de l’entreprise injustement attaquée - du collectif qui n’a jamais voulu que le dialogue - de la militante ouvrière qu’on n’entraînera pas dans des impuretés - de l’employée qui se défend toute seule contre des capitalistes, etc.

    En prenant le parti de Mireille Deconinck, beaucoup de femmes ont vu en elle, ont fait renaître une dernière fois un “personnage” nostalgique de la “révolte des prostituées” de 1975, mouvement retombé en quenouille et en oubli depuis, après avoir été porteur à tort ou à raison, pour nombre de militantes, d’espoirs et de fiertés. Une manière d’attachement a posteriori pour cet élan collectif d’il y a deux ans, presque le jeu: on prend les mêmes et peut-être ça recommencera, peut-être le temps reviendra-t-il en arrière.

    Porteuse du mythe de la “prostituée au grand coeur qui se rachète”, en plus du personnage de Barbara qu’elle a été, Mireille Deconinck est utilisée maintenant par les Féministes, il me semble, comme elle l’a été par la Librairie des Femmes, au moment de son embauche comme animatrice dans sa ville. C’est peut-être inévitable, mais il se joue, sur ce qu’on veut voir d’elle, une partie idéologique et affective où elle n’a rien à voir personnellement.


                       Le mythe du pouvoir analytique


    Si ce conflit était, comme on a voulu le dire, un pur conflit de classes, il n’aurait pas soulevé tant de violence. Il est en effet commode de régler - je parle des chœurs antiques qui commentent la scène - sous le mythe de la lutte des classes, des problèmes qui n’ont peut-être pas encore de nom pour celles qui les ressentent.

    Les reproches sous-jacents adressés par leurs détracteurs aux Editions des Femmes portaient sur l’exercice du pouvoir dans n’importe quel groupe: en vrac, et entre autres, le terrorisme du pouvoir analytique, la règle du pouvoir d’argent, le pouvoir de diffusion et donc de censure sur l’expression féminine, l’ambiguïté des échanges sexuels. Et de fait, je ne crois pas que l’on puisse faire l’économie de l’expérience de ces contraintes si on veut arriver à les ratatiner à leurs justes dimensions et à s’en dégager.

    Nul doute que les femmes de Psychépo, prises elles-mêmes au leurre de l’interprétation tous azimuts, aient manié sans vergogne l’analyse sauvage humiliante et odieuse, encouragées de voir que ça faisait mouche, et prenant toute réaction pour une “résistance” et, en tout cas, une confirmation de la justesse de leur dire.

    Mais le “pouvoir analytique” est le type même du pouvoir que l’on accorde à quelqu’un. Si, disant: “Qui t’a fait roi?” on peut s’entendre répondre: “Dieu, mon père, le peuple, un grand pays frère, mon sens de la démerde politique, ou autre”, à la question: “Qui t’a fait analyste?”, l’interrogateur connaît toujours d’avance la réponse: c’est lui-même qui fait l’autre analyste, et non pas l’interrogé.


               L’homosexualité mythique de la “mère-ogresse”


    Les possessions et échanges de femmes dans les groupes dirigés par les hommes sont l’indication topographique précise et successive des flux et ressacs sous-jacents des leaderships et des fantasmes collectifs. Ici la mention souvent faite, en passant, comme ça, de l’homosexualité dans Psychépo ne vient pas par moralisme ni racisme sexuel, mais pour imputer au “personnage” d’Antoinette Fouque un caractère de plus de mère toute-puissante, l’ogresse qui consomme la chair fraîche de ses enfants.

    Elle dirige les filles de Psychépo, elle les analyse, elle leur donne de l’argent, elle les baise, tout y est. Si c’est pas de la possession, ça! Le rapport sexuel est ainsi considéré encore comme indicateur d’un rapport de pouvoir, même entre femmes qui se veulent nouvelles, jugées par des femmes qui se veulent nouvelles.


                              L’argent mythique


   Le mythe du pouvoir d’argent, le fric reproché à la Librairie des Femmes, c’est celui du moyen de ses projets, comme si le groupe riche avait de ce fait une liberté que les autres n’ont pas, comme si, parmi les groupes de femmes libres et égaux, celui-là était plus libre et plus égal. Comme s’il avait non seulement la liberté de faire ce qu’il veut, mais aussi celle d’interdire les initiatives d’autres groupes, s’il refuse de financer un projet extérieur qui ne lui plaît pas. Une censure par abstention matérielle, en quelque sorte.

    Parce qu’il y avait de l’argent quelque part, il y a eu tendance, dans le “mouvement”, d’imputer au manque d’argent le manque d’initiative, et d’attendre une prise en charge financière et magique d’une instance considérée comme source de vie. Et, au premier conflit, de s’identifier aisément au camp des opprimés de la terre, sans l’être soi-même directement.


                Le pouvoir mythique d’éditer ou de censurer


    Le principal ressentiment dans le “mouvement” contre la Librairie -Editions des Femmes tient précisément au fait que c’est une librairie et une maison d’édition, que cet argent mythique recouvre un pouvoir mythique, le monopole d’expression féminine individuelle et collective en France pratiquement. Le mouvement féminin a été avant tout un mouvement d’expression, de prise de parole, de débâillonnement, et les journaux, les rubriques dans les revues, les happenings, les manifestations, les colloques, l’écho amplifié des médias ne lui ont pas manqué.

    Mais d’un groupe ne publiant que des femmes, et sans trop faire de tri, on a conclu que les femmes ne pouvaient, sous la loi d’airain de la société mâle, publier que chez lui et qu’il était, à l’envers s’il publiait, au revers s’il ne publiait pas, objectivement complice de la censure générale de la parole féminine. Plus même: l’ultime verrou de cette censure.

    Cette interprétation tient probablement, comme celle du mythe argent-liberté, à ce qu’on en est à une étape encore frileuse du mouvement, ou de femmes individuellement: manquant de confiance en soi et si persuadées de transgresser un ordre millénaire en ouvrant la bouche qu’elles ont l’impression que chaque parole de femme est une exception difficilement tolérée.

    Ce qui ne me semble plus être le cas après des années d’existence et d’expression d’un mouvement féminin plein de santé. Espérons que l’aisance avec laquelle les Féministes et des femmes en général auront mené leur campagne de presse contre la Librairie des Femmes dans divers supports pas spécialement féminins, les aura convaincues qu’il n’est pas besoin des Editions des Femmes pour s’exprimer directement.


                        Les hommes les grands muets


    Les grands muets, comme d’habitude, dans ces conflits, ont été les hommes. Comme sur la campagne des prostituées, comme sur la campagne sur l’avortement, comme sur celle sur le viol, pour ne reprendre que les plus récents problèmes portés sur la place publique. Est-ce crainte, prudence, culpabilité, espoir d’étouffer l’affaire en laissant pisser le mérinos, ou parfois secrètes joies à voir des femmes s’affaiblir et se déchirer, eux seuls le savent.

    Bertrand Poirot-Delpech, dans un article récent du Monde, concluait: “Nous en sommes, avec les femmes, nous les hommes, à ce stade de la décolonisation où Sartre ne voyait plus qu’un moyen d’être juste: se taire et porter les valises.” Cette manie de citer Sartre dans ses propos les plus périssables.

    Mais cet avatar de la galanterie française, destiné apparemment à laisser librement se développer la parole féminine, revient au contraire à la laisser crier dans le désert. Chante, cocotte, chante toujours. Je ne vois pas en quoi est “libre” une parole à quoi rien ne répond, que donc personne n’a entendue et qui n’a rien engagé. Que faudra-t-il pour que les hommes se mettent, eux aussi, à parler innocemment, sans peur et avec le risque de reproches? Que ça n’engage à rien?


                                             © Annie MIGNARD